Histoires du mal en Occident

Histoires du mal en Occident

Des tragédies de l'Histoire aux crimes célèbres
Paru le 21 octobre 2004
ISBN : 2-86645-571-1
Livre en librairie au prix de 19 €
240 pages
Collection : Histoire et sociétés




CHAPITRE PREMIER


Croisades en Terre sainte



La question du mal ouvre de nouvelles perspectives à l’histoire. Nous avons tendance à réduire celle-ci à une succession d’événements politiques, économiques, militaires. Nous n’avons pas suffisamment intégré dans l’histoire la dimension de la parole. Ou plutôt en avons-nous fait trop rapidement le deuil.


La guerre consacrée

Certes, selon Michel de Certeau, « l’historiographie commence là où on fait son deuil de la voix, là où on travaille sur des documents écrits (gravés, tracés, imprimés)1 ». Précisément, nous ne pourrons comprendre l’histoire, la penser dans sa dimension d’imprévisibilité, de surgissement radical du nouveau, de la brisure, de la coupure épistémologique, si nous ne savons faire de la lecture des documents une écoute des traces de voix, des déploiements de parole qui ont su subjuguer les foules, déchaîner les ardeurs, emporter les décisions, persuader les hésitants. Si nous ne savons pas non plus discerner les secrets murmurés à l’oreille, les perfidies distillées alentour, les rumeurs qui courent dans les villes, les histoires racontées à la veillée qui façonnent les consciences et les visions du monde.
Les physiciens nous ont appris qu’il y a un bruit de fond de l’univers laissé par l’écho initial du big bang. De même, le Dieu de la Bible parle, « le texte sacré est une voix, il enseigne, il est l’advenue d’un “vouloir-dire” du Dieu qui attend du lecteur (en fait l’auditeur), un “vouloir-entendre” dont dépend l’accès à la vérité2 ». Ainsi, les commentateurs du texte biblique nous ont-ils appris que la parole est le fondement de l’humain. « Des commentateurs comme Rachi se sont demandé : qu’y a-t-il de particulier chez l’homme puisque l’animal est aussi appelé une âme vivante ? L’homme a-t-il quelque chose de plus que l’animal ? Rachi répond : l’homme a reçu en plus la connaissance, l’émotion et la parole. L’essentiel de l’homme est là : il est capable d’émotion et de parole3. »
Comme nous le disent aussi bien la métaphysique que l’anthropologie ou la linguistique, nous sommes fondamentalement des êtres de paroles.
Apprenons donc à écouter les rumeurs qui montent de l’histoire et où s’invente notre capacité à faire le mal, à mettre à bas, par la parole, notre humanité. Car toute parole peut être un acte, un événement énonciatif qui décide de l’inflexion des événements de l’histoire, voire de leur genèse (selon un processus « magique » où l’efficacité des mots se mesure à la reconnaissance sociale, au capital symbolique que possède celui qui parle 4).
L’histoire se fait dans de grands éclats de voix et c’est dans l’incertitude des prises de paroles, récits, discours, sermons, négociations… que vacille l’événement, que peut bifurquer le cours des choses, alors même que tout semblait pourtant préétabli et déterminé. Pour tout dire, orale, parlée, criée ou murmurée, l’histoire aime à se mettre en scène et à s’écrire comme dramaturgie. L’histoire est un théâtre dont les hommes sont les acteurs. Ceux-ci rendent possible le mal en le jouant, en feignant de se laisser tenter par de faux discours, en sublimant le mal pour le rendre acceptable. D’où l’invention de ces substituts du théâtre que sont les assemblées, les conciles, les tribunaux d’inquisition, les grandes messes politiques. Il s’agit moins là de délivrer un message ou de partager collectivement la décision que de mettre en scène les sirènes de la parole, ses fictions et ses mensonges, de rejouer à l’infini le mythe de la tentation d’Ève pour mieux céder aux pires transgressions. Nous rejouons à l’infini la scène primitive de la Chute.
Car le mal se fait presque systématiquement « au nom de », par le recours à des prétextes qui le légitiment. Ainsi en a-t-il été des croisades : derrière la guerre idéalisée a surgi à tout moment la tentation du mal et ses pires manifestations : massacres, tortures, viols, destructions, pillages… Les « scènes de crime » ne font jamais partie que d’une dramaturgie plus vaste : le théâtre du mal.


La première croisade

Tout commence par un moment d’éloquence, un acte de prédication lorsque le pape Urbain II, le 27 novembre 1095, prêche la croisade au dixième jour du concile qu’il a réuni à Clermont. Ce jour-là, abandonnant soudain les sujets intéressant l’administration de l’Église, Urbain II se lance dans un sermon de grande éloquence dont malheureusement aucune transcription précise ne nous est parvenue. Avec flamme, il décrit le sort des chrétiens et des pèlerins en Terre sainte, massacrés parce qu’ils prient le Christ sur les lieux de son supplice. À la merci des Arabes, Persans et Turcs ayant conquis Antioche, Nicée ou Jérusalem.
Urbain II implore la réhabilitation du service du Christ et la libération de la Terre sainte, supplie que l’on mettre fin au massacre des chrétiens immolés « comme des agneaux ». Son regard balaye la foule puis, tout à coup, s’arrête sur les seigneurs et les chevaliers qui composent une partie de l’assemblée. S’adressant à eux, il leur rappelle qu’ils ont pour devoir d’établir entre eux une paix durable et de « déployer toute leur valeur belliqueuse contre les païens dans des combats qui offriraient aux héros assez d’occasions de se signaler ». Il n’est que temps, en effet, de cesser des guerres intestines qui déchirent et appauvrissent le pauvre royaume de France. Il convient, au contraire, de se préparer au combat pour plus grand que soi et de revêtir la croix pour délivrer le tombeau du Christ.
L’assistance se laisse emporter par les paroles du pape, une clameur d’approbation s’élève, déjà naît ce qui sera un élan irrésistible. Le discours du pape n’est pas seulement un moment d’éloquence, il est l’élément clef d’une scène d’histoire, un événement dans la durée. Dans cette époque de grande ferveur religieuse qu’est le Moyen Âge, l’esprit souffle facilement sur les âmes, pourvu que la parole soit décisive. Comme l’a bien montré Alphonse Dupront dans son beau livre Le Mythe de croisade, il y a pour les hommes de cette époque un « extraordinaire » de la croisade qui galvanise les énergies et métamorphose l’histoire en mythe.
« La marque de l’extraordinaire dans l’histoire est justement d’être tout entier manifeste dès son commencement. Après, il n’y a plus qu’à en garder mémoire. Ce que font les chroniqueurs de la première croisade pour la vie du mythe de Croisade au travers du Moyen Âge occidental. L’image, le souffle, la vie sont donnés dans l’expérience historique de la première croisade avec une force non pareille. »
Sans doute le pape Urbain II n’est-il ni l’inventeur de la croisade ni le premier à dénoncer le sort malheureux des chrétiens d’Orient. Il est par contre le premier qui tente de donner à ses propos une vaste audience, pour faciliter le passage à l’action.
À Clermont, le pape s’est adressé à une vaste assemblée faite de centaines de prélats qu’il a su émouvoir et toucher. Mais ses propos résonnent bien au-delà du concile. Les paroles du pape sont reprises par les prêtres, les ermites, les rédacteurs d’annales ou les auteurs de chroniques. « Longtemps après encore, plus de trente années plus tard, en 1130 exactement, dans le cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer, registre réservé en priorité aux achats, échanges et locations de terres, où les notes de caractère politique et d’intérêt général n’avaient ordinairement pas leur place, un scribe rapporte un vibrant témoignage du sermon de Clermont ; le souvenir ne s’en était pas affaibli, loin de là, et ce copiste insiste longuement sur les merveilleux bienfaits de ce “concile destiné à rester célèbre pendant tous les siècles5”. »
Le pape multiplie les sermons. Il prêche la croisade à Brioude, Saint-Flour, Aurillac, Uzerche, Limoges, Angers, Tours, Le Mans, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Toulouse ou Carcassonne. La parole du pape ouvre le champ des possibles, elle dessine un horizon à l’histoire et une promesse de salut aux chrétiens. Par-delà les explications historiques rationnelles, causales, de la croisade, qui ne voient en celle-ci qu’une diversion à un état durable de luttes intestines, l’accent mis sur la parole agissante du pape invite à « retrouver, derrière la politique consciente qui est construction de l’historiographie, la donnée immédiate, tout aussi manifeste, d’une disponibilité chaotique et quelque peu anarchique de l’Occident, où tout devenait possible, surtout le plus téméraire, l’impossible et le plus grand 6 ».
Ne nous y trompons pas : le ressort des croisades est spirituel, il est dans les mots que la foi porte à incandescence et non dans le calcul politique ou économique, le désir d’expansion, de pillage ou de richesses.
« La croisade, cela pourrait sembler l’évidence, fut d’abord une entreprise religieuse qui répondait à de grands élans, au désir impérieux de pratiquer différentes formes de dévotions, particulièrement vives en ces années mille. Il s’agissait d’accomplir le pèlerinage au tombeau du Christ, au Saint Sépulcre de Jérusalem donc et aux autres lieux saints de Palestine, la Terre sainte par excellence. Aller à Jérusalem, c’était réaliser un vœu de prière. Tout au long de cette première entreprise, les croisés sont communément désignés sous le nom de pèlerins 7. »
La croisade est un pèlerinage qui prend sens dans la lutte apocalyptique du bien contre le mal. Nombreux sont en effet les prédicateurs qui font référence à l’Apocalypse de Jean dont la Bête à sept têtes est vite identifiée à l’Antéchrist, c’est-à-dire à la foule des impies, des infidèles, des persécuteurs orientaux des chrétiens.
Les paroles de prédication dessinent un monde symbolique qui structure les imaginaires et les consciences où le nom de Dieu autorise toutes les conquêtes, toutes les batailles, tous les massacres. Mais précisément, dans cet univers mental, le mal serait de refuser l’appel de Dieu. Le mal est toujours fait au nom du bien et se dissout dans sa justification. La parole religieuse déréalise, par avance, le crime. Telles sont sa ruse et sa fiction première.
Ce sont d’abord les manants et les pauvres qui répondent à l’appel de la croisade et par vagues se mettent en mouvement, bousculant l’ordre social des choses, pulvérisant les réticences. Guibert de Nogent remarque ainsi : « Vous pouviez voir, en ce temps-là, des spectacles vraiment étonnants et tout à fait ridicules ; des pauvres hommes mettant des fers à leurs bœufs comme on l’aurait fait pour des chevaux, et les attelant à de maigres chariots à deux roues, chargés de leurs provisions et de leurs petits animaux domestiques ; et c’est ces hommes, naïfs comme de jeunes enfants, dès qu’ils voyaient au loin un château ou une ville, qui demandaient déjà joyeux si c’était là cette Jérusalem qu’ils espéraient tant atteindre. »
La croisade est un élan que rien n’arrête car, envers et contre tout, le salut, cette aspiration ultime du Moyen Âge, aimante irrésistiblement les âmes.
Sous la conduite de Pierre l’Ermite, une petite troupe de quinze mille croisés, miséreux, vagabonds ou criminels auxquels a été promis le pardon, quitte Cologne le 12 avril 1096. Elle est précédée par une troupe moins nombreuse dirigée par un certain Gautier Sans Avoir.
La ferveur de la troupe va cependant rapidement dégénérer dans la violence et le pillage. Lorsque, à Semlin, au sortir du royaume de Hongrie, les croisés de Pierre l’Ermite aperçoivent, suspendus au mur de la ville, des cadavres de pèlerins de la troupe de Gautier qui a été attaquée par des pillards hongrois, le désir de vengeance est plus fort que tout. La ville est prise d’assaut, pillée, plusieurs milliers de Hongrois sont massacrés.
Le pillage ne va plus cesser. Ainsi, lorsque la troupe des croisés arrive à Constantinople le 1er août 1096, elle doit demeurer à l’extérieur de la ville, tant la rumeur de ses nombreuses exactions l’a précédée. La défiance attise la violence. Bientôt la colère monte chez ces croisés miséreux qui n’en peuvent plus d’être tenus à l’écart de la ville dont les merveilles éveillent la convoitise. Exaspérés, emportés par une violence où la colère ne se distingue pas de l’ardeur sauvage de la foi, les croisés de Pierre l’Ermite se précipitent dans la ville et pillent sanctuaires et églises, vergers et greniers. Le témoignage de Guibert de Nogent est explicite :
« Ni l’hospitalité des habitants des provinces grecques, ni l’affabilité même de l’empereur ne purent adoucir les pèlerins ; ils se conduisirent avec une extrême insolence, renversaient les palais, mettaient le feu aux édifices publics, enlevaient les plombs qui couvraient les toits des églises et les revendaient ensuite aux Grecs. »
Les pillages durent une bonne semaine et les pèlerins se comportent comme les pires des soudards. Ainsi en sera-t-il tout au long de leur chemin. Une fois traversé le Bosphore grâce aux navires grecs de l’empereur de Constantinople, les croisés campent à Civitot, au bord du golfe de Nicomédie. Plusieurs chefs de bande font alors défection et se lancent dans le pillage des bourgades et des châteaux alentour. Les demeures sont brûlées, les femmes violées, les hommes et les enfants massacrés. Les environs de Nicée ne sont plus qu’un grand brasier dont les flammes illuminent la campagne. Le retour au camp de Civitot des soudards, chargés de butin, n’est que prétexte à rixes et disputes, jusqu’à ce que la bande décide de s’emparer du château d’Exerogorgon où loge le sultan Kilidje Azslan. Mais cette fois-ci, l’aventure tourne mal : la petite troupe des pèlerins, privée de nourriture, est assiégée à son tour et faite prisonnière. Les hommes sont envoyés comme esclaves dans de lointaines provinces possédées par les Turcs.
Désordres et exactions ne sont pas le fait d’une minorité de croisés. C’est l’armée entière de ceux-ci qui bientôt se livre à des rapines et se précipite à la conquête de terres inconnues, mais elle est rapidement contenue par les Turcs qui la mettent en déroute. Selon Anne Comnène, les morts, « victimes du glaive ismaélite », sont si nombreux que, « lorsqu’on eut rassemblé les cadavres des guerriers égorgés qui gisaient de tous côtés, on en fit, je ne dis pas un immense tas, ni même un tertre, ni même une colline, mais comme une haute montagne tant était grand l’amoncellement des ossements. Ce à quoi un autre chroniqueur, Albert d’Aix, ajoute : « En entrant dans le camp, les Turcs firent périr par le glaive les faibles et les malades, les clercs, les moines, les femmes âgées, les enfants à la mamelle […] réservant seulement les jeunes filles et les religieuses dont les traits et la beauté faisaient impression à leurs yeux ; ils emmenèrent aussi les jeunes garçons, encore imberbes et qui avaient de beaux visages. »
Seuls trois mille survivants échappent au massacre et se réfugient dans la vieille forteresse de Civitot où, de plus en plus éprouvés par la soif, ils essayent tant bien que mal de résister aux assauts des Turcs. « Les nôtres souffrirent tellement de la soif qu’ils ouvraient les veines de leurs chevaux et de leurs ânes pour en boire le sang ; d’autres lançaient des ceintures et des chiffons dans les latrines et en exprimaient le liquide dans leurs bouches ; quelques-uns urinaient dans la main d’un compagnon et buvaient ensuite ; d’autres creusaient le sol humide, se couchaient et répandaient de la terre sur leur poitrine, tant était grande l’ardeur de leur soif » (Histoire anonyme de la première croisade).
La troupe de Pierre l’Ermite est finalement sauvée par l’empereur Comnène, qui, pris de pitié, vient à leur secours et, après les avoir délivrés, les installe dans un camp près de Constantinople et leur enjoint d’attendre l’armée croisée.
Mais le pillage et les massacres ne sont pas seulement le fait des pauvres et des gueux, ils sont aussi celui des chevaliers. Comme on le sait, la chevalerie, si elle est un métier d’armes, a une dimension spirituelle. La cérémonie de l’adoubement, où le futur chevalier dit une longue prière devant l’autel puis prononce un serment à la manière d’un credo, est une initiation spirituelle calquée sur le modèle de l’ordination des hommes d’Église. Le chevalier apprend qu’il y a une juste violence au nom de Dieu.
Ainsi, au IXe siècle, le pape Jean VIII a-t-il proclamé que les chevaliers qui mourraient en essayant de déloger les Sarrasins retranchés dans les camps fortifiés d’Italie centrale seraient sauvés. L’idée qu’il y a des sacrifices justes, que le chevalier, en tuant autrui et en se sacrifiant, peut devenir le parfait serviteur de Dieu, sera popularisée par de nombreux chroniqueurs et prédicateurs, dans des poèmes épiques, des chants de guerre ou de pèlerinage.
Comme l’écrit Jacques Heers : « Ce n’étaient pas de vains sacrifices ; quiconque partait en guerre au nom de l’Église, abandonnait ses proches et ses terres, en recevrait une récompense céleste. Les anges et les saints le guidaient, le réconfortaient aux noirs moments de la bataille, l’incitaient à reprendre l’épée les jours de détresse et luttaient à ses côtés. Ainsi saint Jacques, en Espagne, bien sûr et, en Italie, ou en Terre sainte, saint Michel ou saint Georges 8. »
La croisade, guerre sainte, autorise tous les massacres car elle a l’appui de Dieu et de ses cohortes. Tel est le sens des propos tenus par Bohémond de Tarente à un émir turc, Emir-Feir, et rapportés par Robert le Moine : « Toutes les fois que nous en avons besoin, les saintes cohortes du ciel viennent, par l’ordre de Notre-Seigneur, nous porter de l’aide, et c’est par elles que nos ennemis sont vaincus. Ceux qui portent des bannières sont Georges, Maurice, Démétrius qui, durant cette vie temporelle, vécurent une vie guerrière et reçurent la mort pour la foi chrétienne. »
Au nom de Dieu a été façonné un imaginaire qui occulte le mal, la douleur et la mort.
Godefroy de Bouillon, deuxième fils d’Eustache II, comte de Boulogne, est sans doute le plus connu des croisés. Après avoir rassemblé autour de lui de nombreux chevaliers, répondant à son tour à l’appel de la croisade, il quitte son château de Bouillon vers le 15 août 1096. Il a dû, pour cela, vendre ou hypothéquer une partie de ses terres. Son armée de Lorrains se lance sur les traces de la croisade des pauvres gens jonchées de morts et de pillages. Mais elle ne se comporte pas mieux et pille Selymbria, une cité grecque, sur la mer de Marmara, avant d’arriver à Contantinople.
Trois autres croisades se succèdent qui empruntent des itinéraires plus au sud : les Normands conduits par Bohémond, comte de Tarente, la troupe puissante menée par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, les Normands de Normandie dirigés par le duc Robert Courteheuse. Tous ces croisés campent bientôt à la périphérie de Constantinople et créent rapidement trouble et menace. Anne Comnène, la fille de l’empereur Alexis, rapporte que les chemins grouillent de soldats qui sont « accompagnés d’une multitude de gens sans armes, plus nombreux que les grains de sable et que les étoiles, suivis de femmes et d’enfants qui avaient abandonné leurs pays ».
La croisade ne se limite pas, en effet, à une armée de soldats et de chevaliers en armes, elle draine derrière elle une troupe hétéroclite de femmes et d’enfants, mais aussi de pauvres et de prostituées qui participent à l’édification des camps ou des machines de guerre. La croisade est une microsociété nomade et dangereuse qui dévaste les endroits où elle passe plutôt qu’elle ne les consacre à Dieu.
Vers la fin d’avril 1097, les armées croisées se mettent en route vers la Terre sainte et, le 1er juillet 1097, elles livrent près de Dorylée une grande bataille contre les Turcs qui sont anéantis. La ville d’Antioche dont les croisés font ensuite le siège tombe au bout de sept mois. Massacres, règlements de comptes, pillages accompagnent la chute de la ville dont témoigne Guibert de Nogent : « Les rues étaient partout jonchées de corps morts et puants; et, comme il n’y avait aucun moyen d’enlever promptement un si grand nombre de cadavres, on ne craignit plus de marcher au milieu d’eux. »
Le vent de la victoire décuple le désir de délivrer Jérusalem, la ferveur est portée à son comble et les prêtres chantent la gloire des martyrs « montés triomphalement au ciel », en s’exclamant d’une seule voix : « Venge, Seigneur, notre sang répandu pour toi ! »
Le but est proche, la vision de Jérusalem hante de manière toujours plus insistante les âmes. Le camp est finalement dressé devant les murs de la Ville sainte le 7 juin 1099. Les croisés sont cependant moins nombreux que lors du siège d’Antioche. Certains seigneurs ont fait défection et s’en sont retournés dans leur fief tandis que d’autres se sont arrêtés en cours de route pour renforcer et administrer leurs conquêtes.
Le siège est violent, les croisés usent de toutes les armes possibles, machines à lancer des pierres, hautes tours montées sur roues, béliers. Le 15 juillet vers midi, Godefroy de Bouillon, suivi de son frère Eustache de Boulogne et de ses compagnons, se rue dans la place en s’aidant d’une échelle jetée entre une tour mobile et le sommet des remparts.
Clameurs de victoire, cris, bruit de ferraille des épées, hurlements de douleur s’entremêlent dans un tumulte qui porte loin la rumeur du combat. Mais bientôt, la lutte cède la place à la confusion du carnage. Les croisés s’engouffrent à la suite de leur chef, eux-mêmes escortés par le petit peuple qui accompagne la croisade. Soldats musulmans mais aussi civils, hommes, femmes, enfants sont achevés sans exception au cours d’une tuerie qui fait plusieurs milliers de victimes. Selon un historien arabe, Abou-L-Feda, les croisés « passèrent une semaine à tuer les musulmans dans la ville et en massacrèrent plus de soixante-dix mille dans la mosquée al-Aqsa 9 ».
La Ville sainte offre le décor à une scène d’horreur absolue. Jérusalem regorge de cadavres : lorsqu’on se déplace dans les rues, il faut enjamber d’innombrables corps souvent empilés les uns sur les autres et marcher dans des flaques de sang. Le combat pour Dieu exige le meurtre. « La logique interne de la guerre sainte autant que les passions déchaînées des troupes croisées expliquent pour une bonne part l’intensité du massacre et même la frénésie de pillage qui marque la libération de Jérusalem10. » Le spectacle du mal est toujours identique : au massacre de masse succède le pillage. « Il avait été convenu […] que toutes choses, même les plus précieuses, que rencontrerait chaque homme, aussi pauvre qu’il fût, lui appartiendrait de plein droit et sans aucune réclamation », rapporte Guibert de Nogent.
Le butin est copieux : or, argent, bijoux, vêtements de soie, vivres sont dérobés dans les maisons que visitent méthodiquement les pillards, si l’on en croit le témoignage de Raoul de Caen. « Celui qui a faim, s’il trouve un four, n’aspire plus à chercher des armes ; celui qui a soif, s’il trouve de l’eau, ne cherche ni le fer ni les bestiaux ; le blessé entre dans une maison et le bon buveur cherche partout des coupes de vin; l’avare poursuit des trésors. »
À travers la célébration du rite, Dieu n’a plus alors qu’à consacrer le massacre. Croulant sous le butin, les pèlerins se rendent en procession au Saint Sépulcre. Les yeux pleins de larmes, se prosternant avec ferveur, ils remercient alors Dieu d’être parvenus au terme de leur croisade.
Comme le note Alphonse Dupront, tout se passe « comme si la présence du Dieu vivant sentie telle une hallucination collective, sensible aux ennemis mêmes, se transformait dans des visions destructrices. Il y a dans les témoignages une obsession du sang qui, elle aussi d’ailleurs, se fait stéréotype. […] Il n’est point problème d’humanité : le massacre devient le signe de la victoire et donc du service de Dieu ».
Le mal est devenu paradoxalement le signe même de la réussite du dessein divin. Par le biais des prêches, prières ou sermons, l’imaginaire chrétien de la croisade déréalise le mal et le rend possible. La croisade n’est pas le résultat d’un mensonge où, sous le prétexte de délivrer Jérusalem, les croisés auraient dissimulé des objectifs cachés : faire des conquêtes, piller, tuer impunément. Elle est davantage le résultat du pouvoir d’autosuggestion de la parole : les croisés croient aux motifs de la croisade. Ils croient à ce qu’on leur dit au nom de Dieu car Dieu est lui-même Parole.
Ainsi, du point de vue du croisé, le mal n’est pas une donnée objective ou absolue. Il est dicté par la parole religieuse qui ordonne sa vision du monde et déplace les catégories de la morale. On mesure ainsi l’écart qui sépare cette appréhension variable du bien et du mal de l’essai de fonder ceux-ci objectivement en inventant une politique moderne et universelle des droits de l’homme.
L’histoire n’est jamais qu’une façon de composer le récit d’événements. L’histoire de la première croisade ne s’achève pas avec le sac de Jérusalem. Le 22 juillet 1099, Godefroy de Bouillon est élu contre Raymond de Saint-Gilles roi de Jérusalem. Mais, refusant le titre de roi, il préfère se proclamer « l’avoué » du Saint Sépulcre, tant il lui paraît inconvenant de prétendre à une quelconque royauté dans une ville où le Christ a souffert. Il souhaite seulement s’affirmer comme le protecteur d’une terre d’Église. Le 1er août 1099, Arnould Malecorne est élu patriarche de Jérusalem puis déposé au profit de l’archevêque de Pise, Daimbert, qui affirme aussitôt la primauté, en Terre sainte, du spirituel sur le temporel. La guerre appelant la violence, les croisés écrasent l’armée égyptienne venue les attaquer à la bataille d’Ascalon.


L’aveuglement de la foi

D’autres croisades, toujours, au nom de Dieu, continueront à perpétrer le mal, au point même de provoquer le pillage d’une ville chrétienne, Constantinople. À peine partie la première armée des croisés, le pape Urbain II appelle à de nouvelles expéditions, bientôt remplacé dans ce rôle par son successeur, Pascal II. Il est, en effet, nécessaire de remplacer le grand nombre de chevaliers qui rentrent de Terre sainte. La chute d’Édesse en 1144 conduit le pape Eugène III à proclamer une deuxième croisade en 1146. Le roi Louis VII prend la croix à Vézelay et l’empereur Conrad III à Spire en 1147. Leurs deux armées, après avoir gagné Jérusalem, mettent le siège devant Damas, mais la ville se révélant imprenable, elles sont obligées de rebrousser chemin.
Ce n’est là que le début d’une aventure qui tourne de plus en plus mal. Saladin détruit l’armée du roi de Jérusalem et la Ville sainte tombe aux mains des infidèles. L’émoi provoqué par cette nouvelle est grand en Occident. En 1187, le pape décide une troisième croisade. Les rois de France et d’Angleterre, l’empereur Frédéric Barberousse précipitent leurs armées vers la Terre sainte par des chemins différents. Mais l’armée de l’empereur Barberousse qui a traversé l’empire byzantin puis la Turquie finit par se disloquer après la noyade de son chef dans un fleuve de Cilicie. Les deux autres armées empruntent la voie maritime, passant par la Sicile. Richard Cœur de Lion conquiert Chypre, Saint-Jean-d’Acre, Jaffa, Ascalon, mais, au retour de la croisade, est fait prisonnier par le duc d’Autriche. Le fils de Barberousse, Henri VI, reprend la croisade à son compte, s’empare de Beyrouth mais la nouvelle de sa mort disloque l’expédition en 1198.
Cette même année, le pape Innocent III décide une quatrième croisade. À la suite d’accords passés avec le prétendant byzantin Alexis IV Ange qui leur a promis de participer financièrement aux frais de l’expédition et de leur prêter des troupes et à la suite aussi de changements de trône, les croisés se retrouvent dans la situation paradoxale de devoir prendre d’assaut Constantinople en 1204. Violence, massacre, furie, pillage dévastent la ville rapidement conquise. Le grand chroniqueur Geoffroi de Villehardouin nous a livré le spectacle saisissant de cette nouvelle tragédie dans La Conquête de Constantinople :
« Alors vous auriez pu voir les croisés abattre les Grecs, et prendre chevaux et palefrois, mulets et mules, et autre butin. Il y eut là tant de morts et de blessés que c’était sans fin ni mesure. Une grande partie des hauts seigneurs de Grèce se retira vers la porte de Blaquerne. Et déjà le soir tombait, et ceux de l’armée étaient las de la bataille et du carnage […] Chacun garnit de ses gens le château qui lui avait été rendu, et fit garder le trésor ; les autres, qui s’étaient répandus à travers la ville, ramassèrent aussi beaucoup de butin et le butin gagné fut si grand que nul ne vous en saurait rendre compte, or et argent, vaisselle et pierres précieuses, satin et draps de soie, vêtements de vair, petit-gris et hermine, et tous les biens de prix qu’on ait jamais trouvés sur terre. Et Geoffroi de Villehardouin, maréchal de Champagne, se porte garant, à bon escient et en vérité que, depuis la création du monde, jamais on ne fit tant de butin dans une ville. »
Au nom de Dieu, la croisade a été détournée de son objectif initial. Un empire latin succède bientôt à un empire byzantin. Le nom de Dieu frappe où il veut.
Une cinquième croisade, précédée par le mouvement populaire de la croisade des enfants en 1212, est lancée, qui échoue à son tour. À l’issue d’une sixième croisade lancée en 1237, « la croisade des barons », une grande partie du royaume de Jérusalem est restituée après des négociations avec les princes musulmans. Mais en 1244, Jérusalem tombe aux mains du sultan d’Égypte qui détruit l’armée franque, ce qui oblige le pape Innocent IV à lancer une septième croisade. Débarquant à Chypre en 1248, l’armée croisée s’empare de Damiette et entreprend la conquête de l’Égypte mais est défaite à Mansourah. Le roi Saint Louis est capturé. Libéré contre rançon et l’abandon du port de Damiette, il séjourne plusieurs années en Terre sainte pour tenter de consolider les territoires conservés par les Francs avant de regagner la France en 1254.
Une huitième croisade est décidée en 1263 lorsque cette œuvre de consolidation est menacée par les conquêtes du sultan Baïbar. Saint Louis meurt en assiégeant Tunis en 1270. Une nouvelle croisade, proclamée par le deuxième concile de Lyon, ne partira jamais. Quant à la croisade décidée par Nicolas IV, elle ne parvient pas à sauver Acre en 1291. De très nombreux projets de croisade seront envisagés à la fin du XIIIe siècle et tout au long du XIVe siècle, mais seule sera réalisée une expédition menée par le roi de Chypre Pierre Ier en 1365 qui aboutit à la conquête éphémère du port d’Alexandrie.
La succession de plusieurs croisades, l’échec de la deuxième et de la cinquième d’entre elles, vont jeter un doute sur la légitimité de telles entreprises. Le prétexte invoqué pour justifier le mal a fini par s’éroder et on est conduit à se demander comment une religion qui dénonce le scandale du meurtre de l’innocent a pu déboucher sur la logique meurtrière des croisades.
Les croisades signent un aveuglement de la foi. Mais on peut montrer aussi qu’elles illustrent une lecture du christianisme commencée au IVe siècle et motivée par des circonstances historiques. À l’époque de l’empereur Constantin, lorsqu’il devient chrétien, l’Empire romain doit faire face à la menace des invasions barbares. Les théologiens sont investis du rôle de justifier la guerre défensive. La guerre est sacralisée alors que se développent les invasions normandes et surtout musulmanes en Orient et en Occident et que se produit la reconquista espagnole. Plus fondamentalement encore, à la suite du théologien protestant Jürgen Moltmann11, il faut ajouter que le christianisme, en devenant, à la suite de la religion impériale romaine, le mode d’organisation de la société, se métamorphose en instrument de puissance dont la guerre devient le prolongement naturel.
Mais si la croisade se fait contre les infidèles, son histoire nous montre qu’elle a pu aussi opposer des hommes qui se réclamaient d’une lecture différente des Évangiles.
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Les discours philosophiques sur le mal abondent sans pourtant arriver à une conceptualisation rigoureuse. Il n’en demeure pas moins que son spectacle est, le plus souvent, unanimement reconnu comme tel. Il est toujours l’expérience d’un individu, une expérience intransmissible et pourtant partagée. Pour s'accomplir, le mal a besoin de prétextes. Et, de ce fait, il a été commis au nom de Dieu, mais aussi du Diable, au nom de la raison d'État, au nom du bien, au nom d'une liberté de soi, d'un épanouissement personnel...
Le mal se raconte au cours des siècles. Il est fait de récits qui peuvent rivaliser avec les fictions les plus extraordinaires.
Ces chroniques du mal sont liées à leur temps, aux mœurs de chacune des époques dans lesquelles elles se déroulent… Elles trouvent une unité culturelle dans leurs limites géographiques : l'Occident, de l'Oural aux États-Unis d'Amérique.
Des scènes se rappellent à notre mémoire : la croisade contre les albigeois, la Saint- Barthélemy, l'Inquisition, les massacres organisés par Vlad l'Empaleur et par ses successeurs : Ivan le Terrible, Hitler, Staline, Pol Pot... Des personnages surgissent dans leur cruauté démoniaque : Elisabeth Bathory « la Comtesse sanglante », Gilles de Rais, Jack l'Éventreur, John Haig « Le Vampire de Londres »... Le mal dans ses fantasmes, ses pulsions, sa théâtralité, ses énigmes et ses rituels de l'horreur.

Ancien directeur du Centre des humanités de l’Institut national des sciences appliquées de Lyon, Michel Faucheux est maître de conférences, auteur de plusieurs ouvrages dont Le Tibet de la mémoire et Histoire du bonheur (Éditions Philippe Lebaud).