Devenir contemporain ?

Devenir contemporain ?

La couleur du temps au prisme de l'art
Paru le 22 février 2007
ISBN : 978-2-86645-642-9
Livre en librairie au prix de 18.90 €
192 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Arts / esthétique
Introduction


Rebondir sur le temps présent





En vertu de quel principe convient-il de se résigner devant la situation sociale, politique et culturelle actuelle, dont chacun entrevoit qu’elle n’a que de lointains rapports avec un quelconque sens de la justice?? Quelle habitude de la servitude pousse à accepter si durablement la confusion à laquelle nous entraînent ceux qui nous font croire que l’on ne construit l’histoire qu’en se contentant de vaquer à ses affaires?? Certes, les anciennes formes révolutionnaires de transformation du monde semblent devoir être mises en retrait au moment même où s’efface le monde qui les a portées. Et il n’importe guère de tenter de les rendre à nouveau crédibles1. Certaines figures d’avenir radieux ne s’abordent plus que sous le chef d’un passé dépassé. Pour autant, devons-nous remplacer l’idée d’une histoire à entreprendre par des rituels nostalgiques, l’attente de secours venant d’ailleurs ou des slogans publicitaires?? Admettons plutôt que la tâche historique sur laquelle nous avons désormais à mettre l’accent est celle de construire des formes d’action conformes à des objectifs nouveaux que nous voudrions atteindre collectivement.
Autant dire que nous sommes fort surpris par la teneur mélancolique du temps. Là où, il y a quelques décennies, beaucoup en voulaient aux normes sociales parce qu’elles «?conditionnent?» les individus, nos contemporains ne semblent plus en appeler qu’à des valeurs ou des critères immuables à réaffirmer afin d’orienter nos actions. Ils parlent aussi de repères, en quête qu’ils sont plus exactement de repaires. Entre-temps, à leur manière, les rapports entre les personnes ont changé. Encore n’est-ce pas de leur fait. Les modes d’existence sont entrés plus vivement en compétition, devenus flexibles afin de satisfaire les exigences des gains de productivité. Une nouvelle violence s’est installée, celle de la mondialisation qui dilue les anciennes organisations centrées, les hiérarchies et les institutions de jadis en répartissant les dominations de manière inédite afin de réarticuler les gains sur le court terme1. Mais d’où vient qu’il faille célébrer les regrets et dévaloriser l’inventivité des femmes et des hommes ? D’autant que, contrairement aux images reformatées, le passé n’était pas harmonie et bonheur. Pour peu qu’on ne confonde pas, il était aussi violent, autrement. Trop nombreux sont ceux qui fondent leurs espoirs de sauvegarde ou de maintien de la situation contemporaine dans des idéalisations2, des volontés de restauration destinées à pallier des vies dont ils s’attachent à montrer qu’elles vont à la dérive, ou des modèles de gestion à imiter. Les premiers tombent dans le ressentiment et la rancœur3, de sorte que leur nostalgie se heurte à l’«?inévitable?» et au «?nécessaire?» invoqués par les derniers afin de soutenir leur amour des seuls résultats immédiats.
C’est donc dépourvu de sens de l’alternative que l’on péjore son temps. Et l’on invente autant de prétendus périls configurés à l’aune d’un passé qui n’a jamais eu lieu. En lieu et place du thème de la perte ou du déclin, ne vaut-il pas mieux tenter de comprendre l’époque et de penser ce que nous voulons accomplir à partir d’elle?? Quel est donc ce monde dans lequel nous vivons?? Quelle critique de nous-mêmes peut nous ouvrir à autre chose?? Il est sans doute difficile de savoir comment se rapporter à ces normes inédites, celles de la «?nouvelle?» économie et de la nouvelle géopolitique, afin de les contrer. Mais, si nous nous rendons attentifs à quelques phénomènes caractéristiques de notre époque, nous nous apercevons que quelques-uns, en elle, tentent d’échapper à la conformité en ouvrant de nouveaux espaces à l’infini des essais à entreprendre et à la recherche d’autre chose, d’autres existences et d’autres rapports sociaux. De nombreux indices d’indétermination tendent à prouver qu’il est envisageable de valoriser des apprentissages différents et de raffermir, en tout état de cause, un sens du jugement portant sur notre sort que la fréquentation des médias nous a fait perdre, eux qui nous appellent désormais, avec mépris, «?les gens?». Disons, un sens des interférences qui ne se plie à aucune communication.
À quelques exceptions près, consignées conceptuellement dans des propositions fameuses concernant des perspectives d’existence autres1, nous avons désappris le sens du contemporain. Nous nous sommes amputés d’une capacité à nous inquiéter de la multiplicité des conceptions possibles de la contemporanéité dans laquelle nous nous inscrivons, afin de juger celles qui en éclairent la transgression envisageable. Nous demeurons dogmatiquement enfermés dans des couples d’opposés déconnectés de l’effectivité?: passé-présent, mélancolie-aventure, pessimisme-optimisme, disparition du sens-imposition du sens, désaffection-engagement… autant d’alternances sans alternatives qui nous permettent d’éviter de nous pencher sur le contemporain et ne nous laissent aucune latitude pour penser ce que nous voulons en lui et à partir de lui. Nous nous contentons d’ailleurs de les vivre de manière émotive, tellement captés par ces émotions que nous ne cessons plus désormais de rechercher des situations inductrices de sensations fortes, au lieu de chercher à comprendre ce qui est seulement afin de savoir comment le transformer. Nous n’arrivons plus à forger des significations imaginaires susceptibles de faire émerger du présent d’autres formes capables d’en prendre le relais. Ce que signifie véritablement «?être?» contemporain. En somme, nous restons paralysés devant une absence radicale de mise en confrontation des représentations collectives, une suspension des finalités de l’action au profit d’agitations publiques, et une incapacité à nous exercer à réguler volontairement des affects imposés par les différents modes d’esthétisation sociale et politique1.
Une attention au contemporain, ses sources, ses processus, qui ne se confondrait pas avec le présentisme2, en nous obligeant à en saisir le mode de formation, nous rappellerait que nous pouvons le changer, nous apprendrait sans doute à nous placer du côté de l’action plutôt que du côté de l’être ou de l’avoir. Nous obligerait ainsi à nous saisir dans l’enthousiasme des commencements, non sans nous déprendre des deux obstacles politiques que sont la visée de totalités closes et les fuites éperdues3. L’apprentissage du jugement à porter sur le contemporain, nourri d’une prise de distance vis-à-vis du passé, d’une confrontation de nous-mêmes aux dispositions auxquelles nous sommes assignés et d’une ouverture sur les possibles, est d’actualité. Il devrait se constituer d’exercices par lesquels nous rendre aptes à considérer les acquis comme de simples amers, et non comme des repères, et les actions comme des rebonds susceptibles de faire droit à la construction d’espaces d’activation politique effectifs, au sein desquels réaliser de nouvelles collectivités.
Cet ouvrage de philosophie, même s’il n’a pas explicitement l’aspect d’un ouvrage philosophique, ne se dérobe pas à la nécessité de contribuer à la promotion d’un rapport critique à la collectivité que nous formons, ou du moins à l’idée de commun ou de sens commun dont on nous laisse croire que nous devrions nous en réclamer afin de faire disparaître les torts et les litiges qui la parcourent. S’il témoigne de la fin de ce mythe du consensus, c’est en faisant de la philosophie un exercice de formation à l’acuité du regard sur le présent, exercice1 grâce auquel nous ne nous départissons pas de la tâche d’esquisser des processus, à partir de nos objets d’analyse spécifiques, afin de mieux décider d’intervenir dans le monde. Il puise ses arguments dans les modes de constitution et les conflits structurant le champ de la culture et des arts. Il est clair, en effet, que, de nos jours, le soin de devenir le lieu potentiel de redéfinition des conflits sociaux et politiques est dévolu à cette sphère de la culture et des arts2, et surtout à celle des arts contemporains. Cette dernière permet donc de philosopher à loisir sur la contemporanéité et sa puissance à délivrer un futur, par essais et archipels de solidarité interposés.
L’examen attentif des œuvres d’art contemporain, par exemple, révèle qu’à beaucoup d’égards l’art classique et moderne a joué le rôle d’une discrète mise au pas morale et politique du sujet. L’autonomie conquise par la culture et les arts, au cours de luttes d’instauration déployées à l’encontre de la religion, a certes favorisé la constitution d’un public et d’un spectateur définis par l’élévation du goût et d’un sens commun esthétiques. Mais cette imposition est entièrement attachée aux préoccupations d’un type de société et de régime de gouvernement. L’homme moderne, au titre de sa formation esthétique, est un individu à la fois individué et absorbé formellement dans un sens commun.
Contentons-nous pour l’heure de cette évocation, qui prendra de l’ampleur au fur et à mesure du déroulement de cet ouvrage. On saluera toutefois, de surcroît, la vivacité d’un art contemporain qui n’en est pas seulement à défétichiser les formes établies d’un sujet des sens et de la sensibilité1. Il souligne encore la nécessité pour chacun de se ressaisir dans de nouveaux exercices donnant prise sur soi autrement (sans dualisme), apprenant à chacun à se déprendre des comportements induits par les médias (par une esthétisation standardisée «?des gens?»), inspirant le désir de se défaire de la parole colonisée, et de réaliser des actes en public, sans peur de manquer aux modèles valorisés2. À cet égard, il met fort bien en question l’ancien imaginaire social de l’unité, en réfutant tout recours à une quelconque transcendance, et en obligeant chacun à se construire dans le différend plutôt que dans l’individualisme.
Cela, bien sûr, parce que, chacun le sait, la prétendue «?communauté?» esthétique traditionnelle, ou le mythe d’une telle communauté harmonieuse (auquel on référait traditionnellement, dans les milieux esthétiques et artistiques), a volé en éclats théoriquement et publiquement dans les années 19901. Avec l’art contemporain, s’y est substituée une pluralité de publics, chacun relatif à des pratiques artistiques2, et des spectateurs qui n’ont plus de réticences à relever les dissensus esthétiques et artistiques en eux-mêmes et entre eux. S’il existe donc, de ce point de vue, un sens philosophique des pratiques d’art contemporain (sous le mode du rapport au spectateur), il est de proposer de nouveaux exercices au spectateur, à destination d’une nouvelle collectivité envisageable, et de nous introduire à l’interrogation des légitimations dans le champ de l’art d’abord, puis dans le champ sociopolitique.
Il reste évidemment à savoir quelle collectivité d’avenir dessinent les pratiques d’art contemporain. Ce qui est certain, c’est que la règle du jeu artistique a désormais pour déterminant l’interférence entre les spectateurs. C’est l’interférence qui fait le spectateur tout en produisant la signification de l’œuvre. Hors des situations de type auratique (et sans regret pour elle), l’œuvre contemporaine engendre des situations dans lesquelles les spectateurs entrent en liaison et doivent apprendre à concevoir des modes d’existence collectifs. Plus précisément même, ce qui fait œuvre, c’est la manière dont un geste artistique pousse les spectateurs à œuvrer entre eux.
Par conséquent, examiner la couleur du temps au prisme de l’art contemporain procure au moins un avantage, celui d’obliger chacun à une remise en exercice de soi dans un monde que l’on ne peut cesser de songer à transformer. Cet examen nous conduit à comprendre que l’on n’est pas contemporain, mais qu’on le devient3. Par cette expression «?devenir?» contemporain, nous n’entendons pas faire injure à ceux qui se croient d’emblée contemporains. Il y en a beaucoup parmi eux qui sont de grandes âmes. Elle invite plutôt à apprendre à fournir de nouveaux efforts afin de mieux se connaître. Elle incite même à comprendre qu’il importe beaucoup de s’embarrasser du souci de ce qui est à entreprendre (et non pas de ce qui serait à attendre). Elle indique par conséquent que ce qui nous manque, sans doute, aujourd’hui, c’est une théorie politique cohérente, susceptible de nous aider à proposer des essais de rapports inédits entre les citoyennes et les citoyens1.
Devenir contemporain, ou étranger dans son siècle??


Chapitre premier


Contemporain?: être ou devenir??





Nous ne saurions mieux entamer une réflexion portant sur le contemporain qu’en nous attachant à une de ces expressions toutes faites qui peut coopérer avec nous afin de mettre au jour l’enchevêtrement des problèmes. Telle est l’expression «?art contemporain?». Non seulement elle est immédiatement présente dans de nombreux propos destinés à rendre compte, légitimer ou dénoncer certaines pratiques présentes en expansion dans les arts vivants1, mais encore elle subsume des œuvres qui, sans doute peu familières au plus grand nombre, sont néanmoins soumises à son appréciation et à son jugement tout en se réclamant de nouvelles formules artistiques, parfois hardies, parfois simplement décalées, toujours travaillées par un principe d’interférence.
Notre intérêt se portera ici directement sur l’adjectif «?contemporain?» plutôt que sur le substantif «?art?», dans l’expression «?art contemporain?». Non seulement parce que nous ne cherchons pas, dans cet ouvrage, à compenser le déficit de quiétude dont on crédite ces pratiques, mais surtout parce que divers indices textuels peuvent faire craindre que l’état de désordre permanent des esprits quant aux significations de cette expression soit l’une des causes d’une appréhension un peu obtuse des œuvres1. Ainsi convient-il de remarquer d’emblée que s’efforcer de parler d’un art contemporain devrait consister à s’accommoder d’une tâche polémique et discriminante. Cela devrait requérir l’identification simultanée de l’éclatant témoignage de conduites inédites au cœur de notre présent, et la nécessité de s’interroger sur le principe de ces changements appelés spécifiquement «?contemporains?».
Sans entrer trop avant dans les détails, qu’il suffise d’évoquer pour commencer le fait que cette expression globale, et tout de même trop homogénéisante, «?art contemporain?», circule, en tout état de cause, afin de produire de la connivence?; à la fois dans une mouvance regroupant (et excluant conjointement) des pratiques ou des formes artistiques et culturelles du présent, et en fonction de l’objectif d’un «?dépassement?» de ce qui par la présence même du contemporain devient «?ancien?». L’écrivain Thomas Bernhard2, par exemple, ne peut se résigner à nommer un art contemporain (qui «?ne vaut pas tripette?») qu’en le distinguant d’un art ancien (suscitant de la nostalgie). Insistons. Que cette expression désigne son objet à partir d’un certain référent (des pratiques), cela va de soi. En revanche, elle ne définit l’indexation de ce référent sur cet objet ni par un projet ni par la caractéristique de ce qui s’accomplit dans les œuvres en question ni par le mode d’action des œuvres sur le spectateur ni simplement par une séquence chronologique.
Évidemment, quoi qu’on en pense, cette dénomination a non moins pour effet ou mérite de récuser la figure d’un Art éternel (ce n’est pas le moment contemporain de l’art), toujours identique à soi. Mais c’est encore au même titre que les expressions art «?classique?» ou art «?moderne?». Nous ne nous y attardons donc pas.


Le contemporain comme réflexion

C’est sur le seul point de la dénomination «?contemporain?» – mais en relation avec la question d’une hypothétique promesse d’émancipation sociale et politique intrinsèquement liée à la fonction critique impartie à l’art moderne?–, que nous voudrions en premier lieu insister dans ce chapitre. Autrement dit, nous prenons au sérieux le fait que l’expression «?art contemporain?» marque une césure entre un régime d’engagement et un régime d’interférence, dans les arts et la culture. Elle inspire en effet certaines pratiques artistiques dans lesquelles il y va d’une réflexion sur la période de référence, le maintenant, et sur le principe d’un changement, dont il convient de déterminer la nature par différence avec les modes de changement antérieurs (et leur conception?: miracle, instauration, rupture, révolution). À ce titre, elle persiste à vouloir montrer que rien n’est figé, que tout peut toujours être changé. Mais elle indique d’autres voies de changement, tout en se refusant à produire un repli du contemporain sur le présentisme1.
«?Contemporain?» dans «?art contemporain?» impute ainsi simultanément de la périodisation. Cet adjectif valorise des œuvres qui s’inquiètent de ce qui est seulement, si nous voulons bien nous attarder sur le fait que qualifier des œuvres d’«?art contemporain?» ou se laisser nommer «?art contemporain?», c’est-à-dire être rangé moins sous un nom ou un style – ainsi en va-t-il de surréalisme, futurisme, support-surface…?–, moins sous un caractère artistique – figuratif, abstrait, minimaliste…?–, ou sous un attribut – art critique, art politique…?–, que sous le sceau d’une coïncidence, revient à indiquer que l’énonciateur pense d’abord à questionner sa position dans son époque. Mais cet énonciateur ne peut accomplir ce geste sans interroger tant ses manières d’être ou de faire que le principe du changement qu’il produit.
Ce type particulier de nomination exige alors du philosophe qu’il conduise une enquête assez large, qu’il entame un processus de réflexion permettant d’esquisser les linéaments d’une étude portant sur les critères de périodisation par lesquels se fabrique de l’histoire et sur les pratiques, ici de la culture et de l’art, qui dans une époque sont rapportées à elle. Ajoutons qu’il faudrait amplifier encore une telle étude en analysant les systèmes corrélatifs de légitimation, ici de l’art contemporain, qui justifient le titre des œuvres à fonctionner sous ce label, à atteindre ou non un public, à former ce dernier, que ces systèmes nous renvoient à des législations, des conditions d’exercice, une presse, des écoles, des marchés ou à des lieux de résistance.


L’expression «?art contemporain?»

Attardons-nous, en premier lieu, sur l’existence même et le fonctionnement de l’expression «?art contemporain?». Cette dernière relève effectivement du souci que quelques-uns se donnent de leur rapport à leur présent, à leur époque (qu’est-ce qui est?? que pouvons-nous en faire?? comment se comporter à l’égard du présent??)1. Et ce souci est intimement lié à une exigence de démarcation (statu quo ou reconfiguration??), ou plus sûrement, à l’indice d’une bataille?: une bataille menée en faveur de cette dénomination. Il entend donc donner gain de cause à un processus de distinction, et à une polémique conduite à l’encontre des effets de pouvoir des pratiques antérieures.
Quelques œuvres en tout cas, qui en portent parfois le titre1, ou des discours concernant des œuvres qui le prennent pour thème souhaitent représenter ce moment de l’histoire culturelle qui est le nôtre, qui simultanément cherche à légitimer sa prétention à exister et à être sans doute «?nouveau?» ou au moins «?différent?». À être «?nouveau?», probablement, sur des points précis, notamment et, pourquoi pas??, sur le plan de l’engagement critique et révolutionnaire dont on peut légitimement penser – à relire les manifestes d’une autre époque2 – qu’il a structuré un large pan de l’art et de la culture modernes. Il est vrai que l’art contemporain ne revendique pas ce trait révolutionnaire, soit qu’il en récuse les exorbitantes prétentions, soit qu’il adopte des exigences plus modestes relativement aux ruptures historiques, soit qu’il valorise l’acte spécifique de l’art (et de la culture) plutôt que l’objet-écart (déplaçant alors la manière de prendre des distances avec la marchandise) mais toujours auratique, soit qu’il décrète, enfin, la nécessité d’un non-engagement. Encore prône-t-il un art du dissensus et de l’interférence, ce qui signifie qu’il ne renonce pas à toute action.
Ces œuvres, comme les discours qui les portent, se demandent certes comment se rapporter au moderne et à ses engagements révolutionnaires, et donc comment leur propre présence décale un certain présent vers l’antérieur (le moderne – une époque et un esprit – devient ancien), tout en redéfinissant leur propre rapport à leur propre présent. Ce qui correspond bien à un principe de changement, quoiqu’il ne se revête d’aucun attribut révolutionnaire. Mais elles font aussi l’examen du type d’attente qui cherche à prêter aux œuvres d’art un caractère politique (qu’elles défendent une «?cause?»), et aux artistes la figure du militant, de la manière dont on a pu ajointer la modernité à une certaine idée de la radicalité politique de l’art (ou dont elle a pu elle-même se constituer en mythe de cette conjonction)1.


Démentir le dictionnaire

Recommençons en cette affaire par l’adjectif «?contemporain?». Sa signification complète ne peut sourdre que d’un attachement accordé par celui qui parle à l’époque dans laquelle et de laquelle il parle. La référence au «?contemporain?» fabrique bien de la périodisation. Elle signale qu’on ne parle plus à partir de telle époque et pas encore de telle autre. Du sein de cette double négation cependant, elle indique aussi que le contemporain n’est ni un simple présentisme ni un phénomène prétendument posthistorique, renvoyant à un monde de simulacres, de répétitions ratées et de pastiches pathétiques2. De fait, elle a moins la prétention de maîtriser le temps que celle de rendre apte à s’ouvrir sur… Dès lors, penser le contemporain, c’est paradoxalement renvoyer le contemporain à sa propre relativité. Il n’est précisément qu’une époque dépassable.
Il importe par conséquent de souligner que, par l’usage de cette expression, nous faisons le choix d’entraîner le lecteur à saisir de biais la signification de l’adjectif récent (xvie?siècle) «?contemporain3?», construit à partir de l’étymologie latine cum-tempus, ainsi que le rappellent successivement le Dictionnaire de l’Académie française (1694) et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1753). Encore est-il intrinsèquement corrélé à «?de quelque chose?» ou «?de quelqu’un?». Outre la nécessité de souligner la méfiance requise devant les croyances entourant la référence au contemporain (croire que son époque est exceptionnelle, qu’elle inaugure toutes choses), il s’agit d’insister sur la difficulté centrale induite par l’usage commun de ce vocable. Lorsqu’il est utilisé banalement, il homogénéise des situations incompatibles, prend le risque d’enfermer dans le conformisme et l’identification à un «?esprit du temps?» (Zeitgeist). C’est justement par là que passe la difficulté sur laquelle nous allons insister, déjà précisée par Théophile Gautier?: «?je ne suis plus contemporain?» (à propos de la querelle d’Hernani) et autrement relevée par Jacques Derrida récemment?: «?on peut être le contemporain “anachronique” d’une génération passée ou à venir1.?»
Voici donc que la référence au «?contemporain?» ne s’offre plus simplement pour désigner une communauté temporelle. Elle se délie plutôt de son poids de coïncidence afin de nous engager dans une considération portant sur une attitude à l’égard de l’époque, les décalages possibles avec elle, les répugnances remarquables à l’égard de l’homogénéité impliquée par le mot même ou les déphasages requis par telle ou telle visée de transformation. Et dès lors qu’elle s’attache à «?art?», elle suggère qu’une pratique de l’art qui vit dans le même temps qu’une autre n’a pas d’obligation à lui être identique. Vivre dans le même temps n’entraîne pas du tout la nécessité de chanter le même air. Une œuvre de ce type serait d’ailleurs imitative, au pire sens du terme. C’est bien ce qu’éprouve le philosophe Arthur Danto lorsqu’il rend compte que «?de même que le terme “moderne” en est venu à dénoter un style, voire une période, et non seulement l’art récent, le terme “contemporain” en est arrivé à désigner quelque chose de plus que simplement l’art du moment présent?», mettant expressément en évidence la naïve approche du « contemporain?» par le dictionnaire1.
Passant, à l’instant, des mots aux actions ou réalités sociétales observables, une autre logique vient en avant. Nous ne pouvons être contemporains (de quelque chose ou de quelqu’un) qu’en acceptant ou refusant de l’être. Comment l’entendre?? La contemporanéité peut se contenter de relever de l’immédiat ou de la soumission à ce qui est seulement. Mais, on aboutit ainsi tout au plus à des impressions dont il ne peut rien résulter d’autre qu’une légitimation du statu quo (en art, au mieux, à l’idée d’une œuvre représentative-copie). Or, nul ne peut être seulement ou se condamner à imiter. Dès lors, la contemporanéité doit, de préférence, consister en un acte. Dans ce cas, il s’agit d’apprécier à travers elle l’effort par lequel s’instaure un devenir qui revient à prendre pleinement son temps, son époque en main. Ce qui contribue encore plus à ne pas se laisser être seulement le présent. La contemporanéité définit paradoxalement une manière d’investir son époque afin de mieux la retourner et s’en affranchir, seule manière d’être pleinement contemporain de quelque chose ou de quelqu’un. Elle se fait distance dans le présent. Déprise de soi dans le présent afin de le mettre en mouvement.
En d’autres termes, on «?est?» moins contemporain qu’on ne doit faire l’effort de le devenir. Mettre en œuvre cette tâche, c’est déjà ne plus l’être (contemporain). Le contemporain d’une époque est celui qui refuse de coïncider immédiatement avec elle parce qu’il cherche déjà à amorcer le futur de ce qui a lieu, de ce qui est présent avec et en lui, et avec les autres. Loin que le contemporain se subisse, comme état de fait, le contemporain se construit par les actions, les entreprises ; par tout le travail personnel et les possibilités égrenées par lesquelles des oppositions, des conflits, des différences font surgir une productivité du présent, dans la conscience des règles qui l’ont instauré.
Le philosophe Karel Kosik, dont nous savons avec quelle précision il a cherché à identifier les crises du contemporain (le sien, certes), avait élaboré une doctrine sur ce plan?: «?la crise contemporaine est, écrit-il, la crise du contemporain. L’époque contemporaine est en crise, parce qu’elle a cessé d’être “contemporelle” et est réduite à quelque chose de purement temporel et temporaire. Or, le contemporain peut ne pas être une question temporelle1.?»
Sans doute disposons-nous de quelques propos de teneur identique au cœur de l’histoire de la philosophie moderne. Dans la célèbre expression de Hegel, notamment, «?il faut être son temps au mieux?», ainsi que dans la notion d’«?inactuel?», si célèbre chez Nietzsche. Évidemment à des titres différents et dans des contextes de pensée largement distincts?; avec des conséquences dont les résonances délicates et les extrêmes ne nous échappent pas. Paul Audi en rappelle une?: «?Dans le cas particulier du philosophe, être inactuel ne signifie pas se tenir à l’écart de son temps, mais savoir que son temps ne peut être pensé qu’à partir d’un Ailleurs… Il appartient justement à chaque penseur de conquérir son inactualité en s’inventant un Ailleurs différent, singulier… Un Ailleurs d’où sa pensée parviendrait, le cas échéant, à éclairer les choses selon la manière même dont elles s’offrent et se portent candidates à l’acquisition du sens1.?»
Permettons-nous alors de clore cette analyse en préfigurant la suite de cette enquête?: être contemporain, c’est apprendre à rebondir sur l’époque qui est la sienne, en récusant les figures qui la somment de se figer, de se soumettre à d’impénétrables autorités.


Des exercices du devenir

«?Contemporain?» n’est donc pas uniquement une affaire de mot, renvoyant au dictionnaire et au constat d’une coïncidence dans le temps – relever du même temps que quelqu’un ou quelque chose. Au demeurant, l’étymologie latine dit déjà fort bien que la contemporanéité relève d’un rapport – contemporain de…?–, non d’un être. Il n’existe pas de contemporanéité en soi et pour soi2. Aussi convient-il maintenant de s’inquiéter de la dynamique spécifique de ce rapport et de la «?politique?» qu’elle contient (au sens non partidaire du terme). La contemporanéité ne saurait se laisser prendre au piège de l’être. Pour plusieurs raisons, qui se centrent toutes sur l’idée selon laquelle la constitution de la contemporanéité requiert des exercices.
On peut être contemporain de (quelqu’un ou quelque chose) sans le savoir, mais on ne peut revendiquer d’avoir une existence contemporaine de quelqu’un ou quelque chose sans le savoir. Lorsque quelqu’un apprend qu’il est contemporain de…, ne l’entend-on pas s’exclamer avec surprise?: «?Ça alors?! j’en suis contemporain?!?» En somme, il faut à la contemporanéité plus que la seule présence inassumée, plus que le simple «?être là?» pour valoir comme telle. Dans le «?être contemporain de…?» sont contenues la conscience des risques que fait prendre la contingence de la coïncidence, la conscience à élaborer de la coexistence avec untel dans le même temps et la conscience du fait que cela aurait pu ne pas être.
Voilà qui suppose de surcroît que la question du contemporain n’a de sens qu’en rapport avec une mise en configuration du temps (voire de l’histoire). Se savoir contemporain de…, c’est aussi savoir qu’on ne l’est pas ou plus de tel autre…, c’est donc apprendre à creuser des écarts entre l’antérieur et le postérieur, apprendre que tout change et qu’on peut faire changer les choses. Dans cet écart peut par ailleurs se jouer une décision?: si «?je?» me sais, enfin, contemporain de…, «?je?» suis à même de me demander si je dois ou si je peux accomplir ceci ou cela1.
Si la contemporanéité a pour premier exercice l’apprentissage de relations dans le même temps, elle a pour second exercice le jugement à porter sur ce rapport. En effet, être contemporain de… (ou s’apprendre le contemporain de…) ne commence à aller de soi que dès lors qu’on a compris la nécessité de l’accepter ou du moins d’en estimer l’importance ou l’intérêt. Immédiatement, chacun croit savoir de quoi il retourne dans le contemporain (non seulement appartenir au même temps mais, plus encore, appartenir à «?ce?» temps-là qui est notre présent). Mais, il n’est pas de compréhension immédiate de ce qui est.
Enfin, ce jugement s’enroule autour d’une compréhension. On peut commencer à savoir qu’on est contemporain de quelqu’un ou de quelque chose en comprenant aussi qu’on ne veut pas en être le contemporain, en saisissant qu’on ne veut pas respirer le même air ou chanter le même air (celui de l’époque), accepter d’être le décalque de l’esprit du temps.
En ce point revient le paradoxe de la contemporanéité. Tout en étant contemporain de…, on ne se reconnaît pas dans la même contemporanéité, et le contemporain vole en éclats. Cela est fort bien manifesté par Friedrich von Schiller, lorsqu’il parle des artistes?: «?l’artiste est certes le fils de son époque, mais malheur à lui s’il est aussi son disciple1.?» Voilà qui ne diffère pas des meilleurs conseils donnés par Charles Baudelaire lorsque, à propos de la peinture, il affirme qu’elle ne représente pas ce qui est, car ce serait fastidieux, et d’ailleurs ce serait estimer que ce qui est est satisfaisant. Or, ce qui est n’est pas satisfaisant2.

Comment ne pas comprendre par conséquent que la contemporanéité est simultanément processuelle et politique?: elle provient de… et nous devons décider de la maintenir ou de la dépasser?? La «?contemporanéité?» est une politique. La contemporanéité est l’acte par lequel des citoyennes et des citoyens prennent leur temps en main afin de le changer en vertu d’un principe de rebond ouvrant sur autre chose. S’afficher contemporain de son présent n’a de signification que si on est capable de prendre des distances avec lui pour mieux comprendre qu’il est advenu, mieux l’observer et poser la possibilité de sa transformation, à partir du jugement porté sur lui3. Il y a de l’indiscipline dans le contemporain, et une capacité à la rendre effective afin de mieux désobéir aux assujettissements.
Certes, «?devenir contemporain?» est une disposition qui peut se perdre dès lors qu’on la fige en sacralisation du présent. «?Elle réclame, par conséquent, vigilance et traitement appropriés afin d’éviter que les énergies s’assagissent et que les projets s’affadissent1.?»
Reste à analyser, chaque fois, dans quels actes cette contemporanéité se traduit (et peut se traduire). Mais nous pouvons admettre, dans cet ordre d’idée, que le champ des possibles est as
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Que signifie être contemporain de quelqu’un ou de quelque chose?

«L’artiste est fils de son époque, mais pas son disciple.» Voilà ce que notait Friedrich von Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1794-1795), voilà le point de départ d’une méditation sur la beauté moderne et ses perspectives. Historiens de l’art et philosophes retournent sans cesse le même sablier de la réception, inversent l’angle de pensée, défendent une position contre une autre. Le résultat? C’est un paradoxe. La profondeur critique s’est développée à la même vitesse que la confusion dans les esprits. Il est urgent de penser à nouveau – et c’est ici le travail pertinent de Christian Ruby – le rapport de l’individu à l’art et à son époque. De penser vraiment la création et de renouer avec une forme intelligente d’engagement.

Christian Ruby est docteur en philosophie. Il enseigne à Paris. Il est directeur de la revue Raison présente, membre du comité de rédaction du Bulletin critique du livre en langue française et rédacteur en chef de la revue en ligne Le Spectateur européen. Auteur de nombreux essais, il a publié deux livres aux Éditions du Félin?: Les Archipels de la différence: Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard (1990) et L’Individu saisi par l’État, lien social et volonté chez Hegel (1991), et récemment, L’Âge du public et du spectateur, La Lettre volée (2007).

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