Courts-circuits

Courts-circuits

Paru le 22 mai 2008
ISBN : 978-2-86645-673-3
Livre en librairie au prix de 16 €
144 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie
Introduction


EN LISANT, EN ECRIVANT





Depuis que je lis les philosophes, je n’ai cessé d’envisager la philosophie comme un style. Un style de vie d’abord, mais aussi un style d’écriture et j’ai toujours eu du mal à considérer les philosophes comme autre chose que des écrivains. Opinion dangereuse, bien sûr, et qui pourrait entraîner rapidement une confusion des genres que je cherche plutôt à interroger dans leur trop évidente partition, sans en faire un objet d’étude en soi mais plutôt en lisant ceux qui dans leurs écrits ont remis en question ces divisions et dont la voix est resté souvent minoritaire.
La lecture des philosophes est une véritable activité philosophique qui ne se borne pas à un exercice de la raison ou à un apprentissage du concept. Elle suppose d’autres ressorts ou d’autres ressources: un investissement intellectuel d’un certain genre qui requiert un esprit analytique, bien sûr, un certain talent pour la décomposition des formes conceptuelles, mais aussi un goût, un désir et un plaisir pour cette activité. Elle requiert enfin une certaine écoute qui permette de faire résonner en soi ce que l’on a lu chez un autre, en tout cas ce que l’on a compris ou cru comprendre de sa pensée pour tenter, à travers nos actes et nos paroles, d’en donner une interprétation personnelle. C’est alors que peut s’amorcer, comme le dit Novalis dans ses «fragments logologiques», «le début d’une authentique traversée de soi-même que l’esprit effectue sans fin1 ».
Les textes ici rassemblés sont bien des lectures: à travers l’étude d’un thème repéré dans certains textes, ils cherchent à décider d’une inclinaison, d’un point de vue permettant de mieux voir quelque chose de trop bien connu, ou inversement à mettre au jour un aspect peu ou mal perçu d’une pensée largement visitée. Ou encore à découvrir une généalogie mal établie. C’est quelque chose qui tient de l’enquête au sens policier du terme. À partir d’un ou de plusieurs indices, il s’agit de découvrir un mobile profond qui explique, par exemple, pourquoi tel philosophe utilise telle métaphore de façon récurrente. Ainsi des crustacés chez Sartre qui réapparaissent dans toute son œuvre et qui sont comme les symptômes d’une contradiction mal assumée entre un corps vécu, au fond, comme aliénation, engluement dans la matière, et une conscience conçue comme expression même d’une liberté qui doit nécessairement s’incarner pour être véritablement effective. Ou encore de considérer le déni dont ce corps fait l’objet lorsqu’il s’agit d’évoquer l’écriture et la lecture philosophiques, qui sont des pratiques d’un certain genre.
Lire, en effet, c’est inventer, dégager sous la forme visible d’un texte les lignes cachées qui en constituent l’armature interne et en innervent le sens. L’invention, on le sait, ne fait que découvrir, mettre au jour ces veines profondes qui étaient déjà là. Mais il faut pour cela déployer une imagination d’un certain type, capable d’anticiper le mouvement propre du texte. C’est quelque chose de comparable à ce que le philosophe Luigi Pareyson appelait «exécution» pour parler de la façon dont nous appréhendons certaines œuvres d’art. Ainsi le lecteur

en tant qu’il exécute l’œuvre qu’il lit, en est en même temps l’interprète et le critique. Interprétation et évaluation ne peuvent être séparées et constituent ensemble l’exécution de l’œuvre d’art. À chaque niveau de lecture, si infime et rudimentaire soit-il, cette efficace co-présence d’interprétation et de jugement agit toujours, car l’on ne peut lire sans exécuter d’une certaine façon, ni exécuter sans d’une certaine manière interpréter, ni interpréter sans formuler un jugement quelconque2.
BIEN SUR IL S’AGIT ICI D’ŒUVRES, MAIS TOUT TEXTE, COMME N’IMPORTE QUELLE ŒUVRE, EST, SI PEU QUE CE SOIT, UNE PRODUCTION SPIRITUELLE ANIMEE D’UNE PUISSANCE FORMATIVE QUI LUI DONNE SON IDENTITE. TOUTE LECTURE DES LORS EST UN PROCESSUS QUI REACTIVE LE MOUVEMENT FORMANT DE LA FORME, LA FORME FORMANTE A L’ŒUVRE DANS LA FORME FORMEE. PAS MOINS QU’UN AUTRE, UN TEXTE PHILOSOPHIQUE FAIT ŒUVRE, ET QUE LE RESULTAT SOIT REUSSI OU NON IMPORTE PEU. MAIS LA PHILOSOPHIE N’EST PAS L’ART; ELLE N’EST PAS POUR AUTANT SOUMISE A LA SEULE CONTEMPLATION ESTHETIQUE, CAR « S’IL EST VRAI QU’IL N’Y A DE PHILOSOPHIE QUI NE SOIT FORME, IL N’EST PAS MOINS VRAI QU’ELLE CESSE D’ETRE PHILOSOPHIE SI ELLE EST SEULEMENT FORME, ET UNE CHOSE EST L’ART, SIMPLEMENT ET SANS GENITIF, UNE AUTRE L’ART DE FAIRE DE LA PHILOSOPHIE ».
Ces précautions prises et, pour finir de citer Pareyson aux réflexions duquel je souscris entièrement sur ce point, on peut affirmer néanmoins que se manifestent dans certains textes à la fois la personnalité poétique et la formativité philosophique. Ainsi

La convenance des concepts, l’harmonie du raisonnement, l’adéquation des conséquences, la circulation de la pensée, la germination profonde de la réflexion deviennent objet d’une attention particulière, et s’offrent à la contemplation esthétique et en même temps à l’appréciation spéculative, et l’activité formative qui s’y exerce s’identifie avec la même pure formativité que la poésie. Le langage a tellement identifié la pensée, je ne dis pas avec le mot, mais juste avec le son que la perspicacité philosophique est en même temps évidence artistique, et dans la formulation, devenue essentielle et irremplaçable, la même clarté de la pensée apparaît comme sa splendeur, car la parole, plus que contenir, signifier ou transmettre, réussit à être la pensée même en train de se révéler4.

Si cela arrive rarement, il n’en est pas moins vrai que, à des degrés divers, une telle réussite est postulée à l’horizon de toute production conceptuelle quelle que soit l’intention de son auteur. Entre les «stylistes» et les autres, la distinction de ce point de vue n’est que de degrés car il appartient en propre à la philosophie de s’exposer sous une forme la plus satisfaisante possible, en alliant la rigueur à l’élégance – qui sont aussi les critères d’une opération mathématique réussie. Cette forme n’est pas unique comme pourraient nous le laisser croire la plupart des productions contemporaines qui continuent la tradition de la «dissertation» qu’on a privilégiée à partir du XIXe siècle5.
Or c’est précisément par réaction à cette forme dominante et sans rien vouloir céder sur la rigueur de la pensée que je me suis intéressé au romantisme allemand et à celui de Iéna en particulier auquel j’ai consacré plusieurs études qui ouvrent ce volume. La tentative romantique a consisté à inventer une nouvelle forme de discours qui transcende les partitions établies entre les genres et qui soit capable de dire l’absolu dans sa profusion même. Tentative qui voue du même coup à l’échec les entreprises qui visent la constitution d’un système philosophique si ambitieux soit-il, puisque le système dans sa clôture ne peut de toute façon pas saisir le caractère illimité et infiniment mobile de l’être.

Si la philosophie est incapable de se constituer en présentification de l’être, résume Jean-Marie Schaeffer, la cause doit être cherchée du côté de son langage. La représentation philosophique est nécessairement conceptuelle. Or le concept est soumis à la linéarité de la démarche déductive, qui ne saurait être qu’infinie. Par ailleurs l’Être est plénitude chaotique, et rien ne saurait être plus étranger au chaos que l’ordre déductif. Une philosophie qui tenterait une présentification de l’Être devrait être autodestructrice, nier sa propre particularité et partialité, ce qui manifestement est impossible6.
D’où le passage à l’art, ou disons à la poésie comme art du langage. On peut ensuite étudier dans le détail comment s’effectue ce passage comme l’ont très bien fait Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ou Jean-Marie Schaeffer. Ce qui m’a d’avantage intéressé, c’est de me maintenir au seuil de ce déplacement; le romantisme m’aura servi d’instrument critique pour «desserrer» la systématicité du discours philosophique dont le modèle, à l’époque romantique et durant tout le XIXe siècle, sera la philosophie hégélienne.
Quoi qu’il en soit, plutôt que de scruter les contradictions propres à la tentative romantique – et elles sont nombreuses –, j’ai préféré ici observer les stratégies mises au point par ses théoriciens pour inventer de nouvelles formes d’écriture en fabriquant ces petites bombes artisanales que sont l’ironie, l’humour et le Witz aux propriétés électriques particulièrement explosives. Je reste persuadé qu’aujourd’hui encore il y a beaucoup d’enseignements à tirer de ce côté-là, car ces instruments d’un certain genre vont de pair avec la remise en circulation de formes philosophiques anciennes, comme les aphorismes, les dialogues, les lettres ou les confessions. Ces formes me semblent particulièrement propres à véhiculer une philosophie de l’expérience dont j’ai pu trouver des modèles aussi bien dans la philosophie antique que chez Emerson, Dewey, Wittgenstein ou la phénoménologie, sans préjuger les différences parfois considérables qui existent entre ces diverses conceptions.
Mon attention s’est portée sur diverses modalités du discours mais aussi sur les problèmes relatifs à la traduction qui mettent en relief les spécificités du vocabulaire philosophique7. La traduction est en effet constitutive du travail philosophique, que l’on sache ou non d’autres langues, puisqu’il s’agit aussi de penser le «traduire» dans sa propre langue, comme l’a bien montré Giovanni Gentile8. Mais également en traduisant au sens le plus classique du terme, comme l’ont fait les romantiques eux-mêmes à travers un énorme travail de réappropriation des textes de Xénophon, Platon, Plotin, Cervantès, etc. Bergson traduisit Sully sans le dire, en quelque sorte, puisqu’il ne signa pas son travail. En même temps, la lecture de ce psychologue anglais fut certainement pour lui d’un authentique profit sans que l’on puisse parler d’influence de l’un sur l’autre. La réception d’un texte dans une langue étrangère est un point particulièrement intéressant dans l’exercice philosophique. C’est ainsi que je me suis demandé comment on avait lu Dewey en Italie au moment où on le découvrait et pour le profit de qui. Ou encore comment on avait reçu Emerson en France et dans quel contexte9.
On se sert toujours de quelqu’un pour penser quelque chose. Les penseurs s’instrumentalisent les uns les autres; ils le font parfois de bonne grâce mais le plus souvent en s’affrontant rudement10. L’histoire de la philosophie est celle des vainqueurs, des voix qui se sont fait le mieux entendre, pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas toujours strictement philosophiques. Il est toujours intéressant de comprendre alors contre quoi ou qui les grands systèmes se sont constitués, ou avec quoi oui qui, sans que ce compagnonnage soit toujours revendiqué comme tel. Si l’histoire contemporaine a fait droit depuis longtemps aux discours minoritaires, ce n’est pas vraiment le cas de la philosophie, me semble-t-il.
Toutes ces questions président à des degrés divers aux textes que l’on va lire ici et dont la rédaction s’échelonne sur un peu plus de vingt ans. Il me semble néanmoins que malgré leur disparate apparent ils sont sous-tendus par une façon commune de lire les philosophes et d’écrire sur eux, qui, empruntant aux formes classiques du discours universitaire, cherche, en même temps, sans toujours y parvenir d’ailleurs, à en déjouer si peu que ce soit les conventions argumentatives.
IL Y A DANS LA NOTION DE COURT-CIRCUIT, QUI DONNE LE TITRE A CE RECUEIL, L’IDEE DE PASSER OUTRE A CERTAINS INTERMEDIAIRES ET QUI L’APPARENTE A CELLE DE RACCOURCI. SI COURT-CIRCUITER QUELQU’UN DANS LE LANGAGE ORDINAIRE SIGNIFIE TOUT SIMPLEMENT L’EVINCER DANS UN PROCESSUS DE DECISION, LE TERME EVOQUE PLUTOT ICI LA FIGURE DE L’ELLIPSE PERMETTANT L’ECONOMIE D’UN CERTAIN NOMBRE DE PASSAGES PRETENDUMENT OBLIGES QU’UNE CERTAINE RHETORIQUE PHILOSOPHIQUE NOUS CONTRAINT SOUVENT A EMPRUNTER MAIS DONT LA NECESSITE N’EST PAS ABSOLUE. LE CONTRAIRE DE CE TYPE D’ECRITURE, C’EST LA THESE ET SON APPAREIL DE JUSTIFICATION NECESSAIRE POUR L’EXERCICE UNIVERSITAIRE QU’ELLE CONSTITUE, MAIS AU FOND INUTILE POUR LA REFLEXION SI ELLE N’APPARTIENT PAS AU REMARQUABLE DOMAINE DES ETUdes «techniques» dont l’université s’honore et pour lesquelles j’ai la plus grande admiration.
Ce titre évoque aussi une forme d’écriture plus rapide en surface mais pas moins susceptible, me semble-t-il, de jeter sur les thématiques et les auteurs étudiés un éclairage différent si ce n’est nouveau. Le court-circuit, qui n’est pas sans affinité avec le Witz romantique, indique aussi une différence de potentiel entre deux points ainsi mis en relation: soit deux ou plusieurs types de pensées, de formes d’écriture, de traditions de natures différentes, dont il peut résulter certaines trouvailles, certains éclairages obliques qui permettent de capter, parfois à travers un détail, un mouvement plus profond dont il serait le symptôme.
Une phrase de Kant sur la lecture, une remarque de Spinoza sur la jalousie ont suffi à me donner envie de comprendre par quels cheminements intellectuels elles pouvaient s’intégrer dans un système de pensée qui était en même temps capable de rendre compte d’une expérience possible pour chacun. Il m’a fallu parfois relire longuement les textes, les œuvres de ces philosophes, pour saisir l’importance de ce «détail». Mais pourquoi ensuite ne rien épargner au lecteur de cette étude? J’ai souvent préféré mettre à sa disposition les points d’appui les plus saillants de l’enquête pour formuler les conclusions de la manière la mieux fondée. Mais il m’est aussi arrivé de m’intéresser à ces détails pour eux-mêmes, à l’occurrence de tel terme dans tel texte, à un point de traduction, aux mélanges de certains constituants qui accélèrent ou ralentissent l’assimilation d’une pensée par un certain milieu culturel donné. Lire est certainement une question de vitesse, Nietzsche l’avait bien vu. La seule lenteur cependant n’est pas toujours requise. On lit à des vitesses différentes et il faut parfois aller vite pour voir se former une image animée comme dans ces flip books que l’on tourne avec le pouce en laissant défiler les pages. Saisir la pensée dans son mouvement, ce n’est pas seulement en suivre la trajectoire à la trace, c’est aussi détecter de quelles puissances elle est l’ombre, celles du corps et des affects, n’étant pas les moins significatives.
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Les études ici rassemblées traitent du romantisme allemand, de Bergson, de la phénoménologie sartrienne, de la réception d’Emerson en France et de Dewey en Italie, enfin de la notion de dégoût chez Spinoza. Malgré leur forme disparate, ces textes ont en commun une façon de lire les philosophes et d’écrire sur eux en déjouant les conventions d’un discours figé. Il y a dans la notion de court-circuit l’idée de passer outre certains intermédiaires qui l’apparente à celle de raccourci. Si court-circuiter quelqu’un dans le langage ordinaire signifie tout simplement l’évincer dans un processus de décision, le terme évoque plutôt la figure de l’ellipse permettant l’économie d’un certain nombre d’intermédiaires qu’une certaine rhétorique philosophique oblige souvent à emprunter mais dont la nécessité n’est pas absolue. Ce titre évoque aussi une forme d’écriture plus rapide en surface mais peut-être pas moins susceptible de jeter sur les thématiques et les auteurs cités un éclairage différent. Le court-circuit indique aussi une différence de potentiel entre deux points mis en relation, soit deux ou plusieurs types de pensées, de traditions, de styles. Il peut en résulter certaines trouvailles, certains éclairages obliques qui engagent à travers un détail un mouvement plus profond.

L’auteur

Gilles A. Tiberghien est philosophe, il enseigne l’esthétique à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a publié entre autres, Land art, éditions Carré, 1993, Nature, Art, Paysage, Actes-Sud/ENSP, 2001, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses, Le Félin, 2005, Emmanuel Hocquard, Seghers, 2006, Finis terrae, Bayard, 2007 et Amitier, Le Félin, 2008.