Le Courage de la raison

Le Courage de la raison

La philosophie pratique d'Eric Weil
Paru le 15 octobre 2009
ISBN : 978-2-86645-710-5
Livre en librairie au prix de 29.90 €
384 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie
Malgré quelques avancées significatives qui ont conduit à des études importantes, en France notamment, mais aussi en Italie, aux États-Unis, en Allemagne et jusque dans les pays latino-américains1, on peut estimer que la pensée d’Eric Weil n’a pas (encore) eu droit à une réception à la hauteur de sa valeur et de sa pertinence. La tendance la plus fréquente est de faire de lui un simple épigone de l’un de ces «géants» qu’il admirait et dont il a vigoureusement contribué à actualiser la portée signifiante, un Hegel, un Kant ou un Aristote. Conservateur néo-hégélien ou néo-aristotélicien pour les uns, adepte de certain formalisme néo-kantien pour les autres, Weil est rarement compris au niveau de ce qui fait son originalité singulière et qui consiste précisément dans la production d’une nouvelle «position dans la pensée», tenant compte sans doute, et au plus haut point, du travail antérieur de la raison dans l’histoire, mais s’efforçant aussi de prendre la mesure la plus juste des défis inédits de l’époque, tels qu’ils exigent précisément un renouvellement et sans doute une radicalisation de la philosophie.
La conviction, en tout cas, qui anime l’ensemble des essais que l’on présente ici, est qu’il y a là une œuvre dont nous n’avons pas fini d’exploiter les ressources d’intelligibilité vivante. S’il peut être utile de chercher à lui donner sa (plus) juste place sur la scène philosophique qui est la nôtre aujourd’hui, c’est bien parce que, sans nul souci des effets de mode, cette «pensée de et pour notre monde» est susceptible de manifester sa puissance d’éclairement en ce qu’elle excelle à maintenir en tensions fécondes des dualités à la fois irréductibles et inséparables. Ainsi la rigueur «scolastique» de la théorie va-t-elle constamment de pair avec le souci «mondain» de l’existence, dans une attention conjointe aux traditions particulières dont nous provenons et à la modernité mondialisée à laquelle nous émergeons, condition commune et situations singulières intimement enchevêtrées. Le sens et la responsabilité de la philosophie tiennent exactement à cet effort pour se tenir à hauteur de réalité signifiante en articulant au plus juste les épreuves de l’histoire, les exigences de la raison et les risques de la liberté.
Tout part donc ici du concret et de la finitude complexe de l’existence mondaine et social-historique. Jamais n’est ni ne sera perdue de vue l’intégralité vivante d’individus qui n’ont de réalité qu’au sein des communautés de langage qui les portent. Mais leurs désirs et leurs problèmes, leurs peurs et leurs aspirations, témoignent désormais d’une appartenance inquiète à un monde en devenir, pluriel, fragile, désenchanté, dont les certitudes sont irréversiblement ébranlées et comme épuisées. Implacablement dépouillée de toute «majusculation» spéculative, l’histoire n’est plus pour nous que milieu de perspectives sans surplomb, relance sans fin d’inquiétudes et d’insatisfactions, croisement contingent de chemins aux tracés imprévisibles2. Ayant dévoilé, semble-t-il, «le vrai visage de notre finitude3 », cette historicité constitutive tend à se faire historicisme radical: l’être-jeté de l’existence ne connaît plus d’universalité sensée et semble bien au plus loin de la raison philosophique et de sa souveraineté idéale. N’est-il pas définitivement (dé)passé, «le temps des dogmatismes et même des systèmes4 » de notre tradition philosophique?
De fait, ce que Weil nomme, à la suite de Kant et de Hegel, la philosophie semble au contraire pouvoir se définir par l’infini d’une totalité que ne limite rien d’extérieur. Ce «tout de la pensée et des discours humains», «développé et élevé à la conscience de son contenu structuré» (PM, 11), ne relève-t-il pas pour nous d’une utopie logique, étrangère à l’effectivité finie de l’histoire? Contentons-nous de remarquer, pour le moment, que cette cohérence systématique peut à tout le moins continuer de hanter les existants qui s’en éprouvent séparés. Ne faut-il pas, d’ailleurs, l’idée – la fiction? – de cet horizon pour que puisse se lever dans l’homme, sous la poussée de l’inquiétude et les aspirations du désir, l’appel à une conversion tournée vers un unique essentiel (vrai, bien, sens) irréductible à l’histoire, sans lequel c’est la violence potentiellement nihiliste du relativisme qui s’impose? Aussi éloignée des assurances rationalistes que des résignations empiristes, la raison philosophique – le philosopher – naît et ne cesse de renaître de ses cendres, comme «la mise en question de tout, y compris de toutes les formes historiques de la philosophie5 ». Au milieu de la diversité à la fois établie et conflictuelle des dieux socio-historiques régnants (les valeurs ethnico-culturelles), elle proclame la transcendance sans pareille du seul dieu que tous puissent reconnaître, «l’exigence de l’universel » (PM, 14).
Entre l’effectivité historique et l’idéalité logique, entre la singularité plurielle des individus existants et le recueil universalisant du sens pensé, nous nous trouvons ainsi renvoyés au paradoxe en acte d’une liberté à la fois intrinsèquement finie et foncièrement éducable à la raison. Susceptible aussi bien de fermeture violente que d’avancées signifiantes, cette capacité de décision et d’orientation remet l’homme à lui-même (il s’agit pour lui de se décider et de s’orienter) en l’engageant dans l’aventure inévitablement risquée d’altérations et de métamorphoses sans recours objectifs. Tout cela se jouant à même la factualité mouvante d’un monde-en-devenir, ouvert au travail et aux créations historiques d’une raison elle-même réveillée et relancée par les surprises de la contingence: l’être-en-passage qu’«est» la liberté ne cesse de réarticuler ou de réajuster dans le concret de l’exister en acte le fait et le sens, l’effectif et le raisonnable, les épreuves de la vie finie et les exigences de la pensée qui se pense. Ce qui nous place aujourd’hui devant un défi pratique essentiel: réactualiser, à l’intérieur d’un monde où le projet d’une civilisation universelle ne peut aller sans la prise en compte et le respect de la multiplicité des cultures, l’art (politique) et le courage (raisonnable) de faire tenir ensemble «la puissance du collectif et l’égale liberté des individus6 ». Ce défi pratique s’accompagne sans doute d’un défi théorique analogue: découvrir la possibilité sensée de «philosopher dans l’incertitude7 », c’est-à-dire de se tenir en liberté capable de raison dans la relativité et la complexité inévitablement mouvantes de notre condition finie.
Après avoir commencé par rappeler, en guise d’introduction, les étapes et le parcours d’une vie tout entière en intention de libération raisonnable, on a tenté ici d’introduire au philosopher weilien en l’abordant par son versant pratique. Dans l’esprit de ce «kantisme post-hégélien», la raison se cherche et s’invente d’abord en faisant venir à la conscience de soi l’élan moral qui la porte et qui la conduit à se penser et à se vivre en liberté répondant de soi dans les limites mêmes de sa situation finie. Ce qui oblige inévitablement la subjectivité responsable à inscrire sa visée formelle de l’universel dans la complexité d’un agir politique toujours concrètement conditionné: courage de la raison se voulant résolument à l’œuvre dans l’effectivité de son monde historique. Peut alors s’esquisser, au terme, une évaluation de la pertinence, de l’actualité et de la fécondité d’une pensée qui ne s’est jamais dérobée à l’épreuve de la réalité, de ses défis et de ses exigences.
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L’originalité de la pensée d’Eric Weil tient à sa manière singulière d’articuler la cohérence de la raison systématique avec les risques de l’existence libre et la finitude de la condition historique. Francis Guibal l’aborde ici par son versant résolument pratique, qui fait d’elle, dans le sillage de Kant, une philosophie du monde et pour le monde. Soucieux d’initiation pédagogique, l’auteur commence par mettre l’accent sur l’élan moral d’une orientation qui ne porte la subjectivité agissante vers l’universel de la loi qu’à partir et à l’intérieur du concret de la vie particulière. Vertu et devoir s’y trouvent donc invités à l’excellence d’une réconciliation où la prudence joue un rôle central et où l’inspiration du jugement éthique ne se sépare pas de sa juste institution sociale. En résulte une compréhension de l’espace politique qui se refuse aux réductions positives (Max Weber) comme aux abstractions existentielles (Martin Heidegger). Ressaisie dans ses structures fondamentales et son historicité radicale, l’effectivité de l’agir invite les sujets humains à une participation civique qui s’ouvre finalement aux dimensions du monde, la responsabilité raisonnable s’y avérant irréductible tant au cynisme immanentiste (Alexandre Kojève) qu’au conservatisme métaphysique (Léo Strauss). Dans une fidélité sans servilité, les analyses ici menées nous aident à prendre la mesure encore actuelle de ce courage de la raison, d’une raison dont le jugement s’expose à l’épreuve de la violence mondaine et historique.

Francis Guibal, agrégé et docteur en philosophie, est actuellement professeur émérite de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Dieu selon Hegel, Paris, Aubier, 1975 ; La gloire en exil. Le témoignage philosophique d’Emmanuel Levinas, Paris, Le Cerf, 2004 ; Emmanuel Levinas ou Les intrigues du sens, Paris, PUF, 2005. Ainsi que L’inspiration d’une écriture. Approches d’Emmanuel Levinas, Paris, PUF, 2005 et Le Sens de la transcendance, autrement, Paris, PUF, 2009.

Revue de presse