Critique et subersion dans la pensée contemporaine américaine

Critique et subersion dans la pensée contemporaine américaine

Entretiens
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie Garrau
Paru le 25 février 2010
ISBN : 978-2-86645-718-1
Livre en librairie au prix de 22 €
192 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie & Sociologie
Dialogue d’ouverture


La théorique critique aujourd’hui
Politique, éthique, culture

Alfredo Gomez-Muller et Gabriel Rockhill




Gabriel Rockhill : Afin de présenter et discuter les enjeux de fond des dialogues qui constituent cet ouvrage, prenons comme notre point de départ une référence commune: la tradition de la théorie critique. Sur le plan historique, il est important de noter tout d’abord que l’émergence de la théorie critique, au sens le plus large du terme, est directement liée à une série de changements sociaux remontant au xviiie siècle. Il s’agit notamment de la montée en puissance des sciences modernes, de la sécularisation partielle de la culture et de l’institutionnalisation plus ou moins définitive du discours philosophique, sans parler de la déstabilisation de la structure sociale traditionnelle avec l’effondrement de l’ancien régime. La «tâche critique» qui s’imposait alors, c’était d’établir les limites de la philosophie en circonscrivant sa sphère légitime d’activité par rapport à la science et à la religion, et ceci dans le contexte d’une série de bouleversements socio-politiques. Il fallait abandonner aux scientifiques un domaine de connaissances important – celui des sciences naturelles – qui se rangeaient jadis sous le nom général de philosophia. Et la métaphysique, ayant déjà subi de nombreuses critiques, n’était plus un point d’attache fiable, capable d’assurer comme telle des fondements philosophiques. Enfin, avec l’institutionnalisation progressive de la philosophie depuis la fin du xviiie siècle, qui a largement sonné le glas de la pratique extra-institutionnelle de la philosophia à l’âge classique, les philosophes se sont retrouvés au sein d’une bataille institutionnelle pour la légitimité de leur discipline1.
Sans vouloir y accorder trop d’importance, on peut citer à titre d’exemple les travaux d’Emmanuel Kant, dont notamment la Critique de la raison pure et Le conflit des facultés, où il est question d’entreprendre une critique de la philosophie pour établir définitivement ses limites et lui assurer un domaine légitime d’activité1. De ce point de vue, on peut dire qu’une des questions les plus générales abordée par Kant et plusieurs de ses prédécesseurs au siècle des Lumières2 – une question reprise ensuite, sous d’autres angles, par Hegel et Marx – était la suivante: quel rôle la philosophie doit-elle jouer dans cette nouvelle configuration socio-historique des connaissances et des pratiques? Il ne s’agissait donc pas uniquement d’une question théorique concernant la place légitime de la philosophie dans un nouveau partage des savoirs, mais aussi d’une question de part en part pratique: que peut faire la philosophie dans un monde transformé par l’évolution des sciences, des industries, des institutions modernes, des mouvements politiques, et ainsi de suite? C’est après la montée en puissance des sciences humaines et sociales au cours du xixe siècle que la théorie critique au sens étroit du terme (l’École de Francfort) propose de reprendre ces mêmes questions dans un nouveau contexte historique: celui marqué notamment par l’évolution rapide du capitalisme et de la société de consommation, l’impérialisme et la colonisation, la première guerre mondiale et la Révolution russe. Ce que l’on appelle communément la théorie critique aujourd’hui est effectivement la théorie qui réagit à la reconfiguration générale de la pratique philosophique à l’âge moderne en remettant en question la vocation traditionnelle de la philosophie afin de la situer par rapport aux sciences humaines et sociales dans la recherche d’une forme de pensée critique pluridisciplinaire capable d’éviter l’idéalisme philosophique aussi bien que le positivisme scientifique. C’est ainsi que la théorie critique, au sens strict du terme, reprend à nouveaux frais, et dans une autre conjoncture historique, une question héritée de quelques-uns de ses illustres prédécesseurs: que peut faire la philosophie dans le monde actuel, que peut faire une pensée critique dans notre contexte socio-historique précis? Cette question traduit, d’ailleurs, une des préoccupations majeures de nos dialogues dans la mesure où nous interrogeons nos interlocuteurs sur la puissance critique de la pensée dans le monde du début du xxie siècle, un monde marqué par «la mondialisation» et ce que l’on appelle «l’effondrement de l’alternative socialiste», par la prétendue guerre entre la démocratie et le terrorisme, par le néo-impérialisme et le colonialisme économique, mais aussi par des «nouveaux mouvements sociaux», par de nombreux débats sur le multiculturalisme et le post-colonialisme, par la crise du système néolibéral et par l’émergence d’un nouveau socialisme en Amérique latine.
Alfredo Gomez-Muller : À des degrés divers, et de manières différentes, les auteurs avec lesquels nous avons dialogué dans ce livre pratiquent tous des formes de pluridisciplinarité, qui ont pu susciter l’incompréhension, voire une certaine hostilité chez les défenseurs de l’ordre établi des savoirs. Or, ils pratiquent ces formes de pluridisciplinarité sans disposer à proprement parler d’une théorie critique générale: ils partent de problèmes concrets, relatifs à des situations et des phénomènes précis, qu’ils essaient de comprendre avec des ressources théoriques provenant de différents savoirs. Dans ce sens, leur pratique théorique précède la «théorie». Ce fait n’est peut-être pas sans incidence sur l’idée qu’on peut se faire de la théorie critique elle-même, de son statut et de la possibilité de sa construction. Et cela d’autant plus que la pratique en question est, chez l’ensemble de nos interlocuteurs, une pratique théorique de la pratique : en effet, l’objet principal de leur recherche se rattache au domaine de l’agir, et concerne l’éthique, la morale, la politique et le droit. De ce fait, les entretiens que nous recueillons ici peuvent être également lus comme une porte d’entrée à la philosophie pratique ou, si l’on préfère, à la pensée contemporaine relative aux principes, règles et contenus de l’agir. L’intérêt premier de nos interlocuteurs est pratique, et c’est dans le développement de cet intérêt pratique qu’ils sont conduits à explorer de nouvelles voies d’analyse, et, pour certains d’entre eux, à interroger critiquement tant les méthodes traditionnelles de production de savoir que les conceptions établies du savoir. C’était déjà le sens de la démarche de Kant, dont la question sur les conditions générales de la connaissance s’enracine au départ dans un intérêt pratique: démasquer le pseudo-savoir de la métaphysique dogmatique et de l’ontothéologie, c’est aussi mettre en question le règne de l’absolutisme politique. Pour Kant, il ne s’agit pas de critiquer la philosophie pour critiquer la philosophie, mais plutôt de la critiquer dans la mesure où elle peut participer à un système de domination non seulement des idées mais aussi des hommes: l’intérêt pratique «prime» sur l’intérêt théorique de la raison. Je retrouve également ce primat de la pratique dans la théorie critique de l’École de Francfort, où le terme de «critique» comprend toujours la signification de critique de la domination, et, par là même, de pratique théorique de l’émancipation.
Ce lien historique entre la pratique et la théorie critique n’est peut-être pas contingent, et pourrait déterminer à la fois sa condition de possibilité et son statut. Il s’agit là probablement d’un lien nécessaire: la nécessité d’une théorie critique, entendue comme critique théorique de la théorie instituée, n’est pas séparée de la nécessité de la critique sociale et politique de la domination. La possibilité d’une théorie critique se rattache, dans un langage analytique, à la sphère «métathéorique» de la pratique ou, dans un langage dialectique, à la sphère de la praxis. Le problème peut-être le plus central de la théorie critique réside dans ce rapport entre la «théorie» et la «pratique», que la rationalité dialectique pense, depuis Marx, à l’aide du concept de praxis. Pensée dialectiquement, la théorie critique ne serait pas simplement une méthode pour penser convenablement les pratiques d’émancipation, mais la méthode suivant laquelle les pratiques d’émancipation se pensent. De ce point de vue, la méthodologie de la théorie critique ne peut pas être définie a priori, ou de manière formelle, mais à partir de la pratique, c’est-à-dire de la singularité des situations et des défis que ces dernières posent: sa fécondité heuristique se déploie dans sa capacité effective à rendre raison des réalités qui constituent son objet. De même, suivant cette perspective, qui n’est pas abordée dans ces entretiens, la tâche d’une théorie critique n’est peut-être pas seulement de fédérer les sciences sociales et humaines et la philosophie, c’est-à-dire de fédérer des théories ou des formes de production théorique, mais aussi de fédérer la théorie et la pratique – les pratiques individuelles et collectives d’émancipation. Toute pratique théorique possède certes une signification sociale et politique, mais seule une pratique théorique attentive aux conditions sociales de production de savoir et soucieuse de ne pas reproduire ce que ces conditions ont d’aliénant, peut avoir une signification émancipatrice. Dans cette perspective, il conviendrait sans doute de revisiter la notion sartrienne de praxis aussi bien que certains développements de l’histoire sociale et intellectuelle du xxe siècle – comme la conception gramscienne de l’intellectuel organique, le questionnement du dernier Sartre sur le nouvel intellectuel, l’expérience des théologies de la libération en Amérique latine, la sociologie IAP (Investigación-Acción-Participación) d’Orlando Fals Borda. Comment une théorie qui se prétend critique pourrait-elle soustraire à la critique la question du statut de l’intellectuel, et, plus généralement, la question du sujet producteur de savoir ? En se tenant dans la séparation traditionnelle entre la théorie et la pratique, la théorie critique s’exposerait au risque de reproduire l’une des formes les plus profondes de la domination.
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Au XIXe siècle et jusqu’aux années 70, les hérauts de la subversion morale et de la critique sociale étaient l’apanage dans l’Amérique du Nord des poètes, des écrivains, des musiciens et des peintres. Les grands universitaires comme Nancy Fraser, Judith Butler, Cornel West, Michael Sandel et quelques autres ont maintenant pris cette place.

Seyla Benhabib – Nancy Fraser – Judith Butler – Immanuel Wallerstein – Cornel West – Michael Sandel – Will Kymlicka

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