Écrits timides sur le visible

Écrits timides sur le visible

Paru le 20 mars 2008
ISBN : 978-286645-669-6
Livre en librairie au prix de 29.50 €
384 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Arts / esthétique
POUR UNE ESTHÉTIQUE DISPERSÉE








Loin des certitudes, hors des polémiques

Il y a quelques années, la mode était aux certitudes, aux définitions, aux organisations de champs. Les textes les plus lus glosaient sur les conditions de leur possibilité, sur les critères de validité de leurs analyses, sur la vérité et son historicité. De tels discours pouvaient d’ailleurs «avoir leur charme», avec leurs phrases martelées, les retours des citations bien connues, les jeux avec les concepts. Ils donnaient au lecteur le sentiment de se mouvoir, en toute sécurité, sur des terrains bien balisés. Ils sont, de manière peut-être provisoire, devenus plus rares. Aujourd’hui le goût des polémiques, des critiques, des dénonciations, des rectifications, des mises au point semble avoir peu à peu remplacé l’amour des certitudes. Dans la vie intellectuelle, les baroudeurs des idées ont remplacé les propriétaires de concepts. Les corps francs, agressifs, ont occupé les lieux évacués par les constructeurs des citadelles de vérité. Comme les théories certaines d’elles-mêmes, les discours polémiques, critiques fonctionnent «à la séduction». Mais la séduction n’est plus la même: elle est, maintenant, liée à l’humour, à une certaine agressivité du rebelle courageux…
Insister sur les charmes des dogmatismes et sur les attraits des attaques critiques, ce n’est nullement vouloir les combattre. Au contraire. On veut ici signaler les plaisirs que provoquent les textes sûrs de leur vérité, et connaissant bien leurs ennemis, textes centrés, bien organisés, bien situés à l’intérieur de champs de bataille nettement délimités.
Mais d’autres plaisirs naissent peut-être ailleurs: dans le flou, dans l’effiloché, dans le dispersé, dans l’impur, dans les ébauches de descriptions des particularités qui se refusent aux généralisations.
Loin des certitudes, hors des polémiques, bavard et balbutiant, éparpillé en textes non liés, un discours esthétique (parmi d’autres discours esthétiques possibles) peut tenter d’effectuer un certain parcours: discours nomade, vagabond, qui ne se connaît pas d’ennemis, qui ne se cherche pas de but, qui erre pour éviter l’ennui de son immobilité. Discours timide aussi, toujours un peu indécis.


Pour le faible

Un tel discours ne sait pas s’il est ou non subversif. Il n’oserait pas se vanter de l’être. Il se croit plutôt inoffensif, un peu perdu, et (comme dit le langage populaire) toujours «à côté de ses pompes». Mais il ne fait pas semblant d’avoir une mission, une fonction, un rôle. Tenir un discours de ce type, c’est nécessairement ne pas vouloir que le monopole de la parole soit détenu par les «missionnaires», les «fonctionnaires», par tous ceux qui parlent selon leur fonction et dont on sait d’avance ce qu’ils vont dire.
La plupart du temps, un tel discours évite les métaphores militaires. Il ne parle ni d’avant-garde, ni de lutte, ni de rapports de forces. Lorsque, pourtant, il envisage de tels rapports, le «peu» l’intéresse en général plus que le «beaucoup», le «moins» que le «plus», le «faible» que le «fort». Est retrouvée alors la position de certains artistes contemporains. Marcel Duchamp valorise les «petites énergies», la «puissance-timide» de la Mariée, l’adjectif: faible. Et Jean Dubuffet, vers 1945, écrit: «J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé1.» Sans aller jusqu’à des positions aussi radicales, la peinture (à toutes les époques sans doute) refuse de privilégier le lourd au détriment du léger, le dur au détriment du souple, l’incorruptible au détriment du périssable. Les peintres s’intéressent au moins autant aux nuages qu’aux fortifications, aux étoffes qu’aux armures, aux fruits qu’aux marbres. On connaît aussi la fascination qu’exerce sur Léonard de Vinci une matière habituellement méprisée, oubliée: la poussière. «Je dis (écrit Léonard) que lorsqu’on frappe une table en différents endroits, la poussière qui la recouvre se dispose en diverses figures de collines et monticules […]. La poussière qui, lorsque la table est percutée, se divise en plusieurs tas, et descend de leur hypoténuse, pénètre sous leur base et s’élève de nouveau autour de l’axe de la pointe du tas, en se mouvant à la manière d’un triangle rectangle […]1.» Une matière humble amène donc Léonard de Vinci à tenter une minuscule cosmogonie, à imaginer aussi une géométrie nomade, des triangles baladeurs. On évoquera, à propos de cette fascination de Léonard, les «élevages de poussière» imaginés par Marcel Duchamp, qui fait photographier un tel élevage sur le Grand Verre. Éduqués par Léonard et par Duchamp, nous osons nous laisser séduire (comme nous le faisions en notre enfance) par les impalpables et minuscules chaos de la poussière: nous laisser séduire par un des modes du gris.
Une telle esthétique se sent et se veut modeste. Elle se méfie de tout triomphalisme, de toute hiérarchie existante. Mais sa propre stratégie est incertaine. Tantôt elle rêve de tout égaliser, de penser les formes et les matières comme des variantes toutes également séduisantes. Tantôt elle préfère renverser les hiérarchies plutôt que les abolir; alors elle réhabilite, défend et illustre les réalités décriées.


Préférer l’impur

Cette esthétique modeste est également une esthétique facilement attirée par l’impur, le mélangé, le bigarré, par ce que Platon, dans le Sophiste, nomme le poïkilon. Elle se situe ainsi aux antipodes d’une partie de la critique d’art actuelle, qui survalorise une «peinture pure», ou une «peinture-peinture», qui pense que l’art a intérêt à être «tautologique», à s’interroger d’abord sur lui-même, sur ses conditions de possibilité, sur son histoire.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier l’intérêt des recherches picturales ascétiques, acharnées à mieux cerner les effets de la couleur, de la ligne, de la surface flottante ou encadrée d’une toile. Mais on doit savoir que cette ascèse n’est pas toujours nécessaire à tous les artistes, qu’elle permet certains plaisirs et en nie d’autres.
Actuellement les théoriciens les plus rigoureux étudient les œuvres les plus formalisées, celles qui ont défini avec un maximum d’exactitude leurs fins et leurs moyens, qui ont le mieux prévu leurs effets. Nous pouvons aimer de telles œuvres et admirer les commentaires qu’elles suscitent. Mais nous aimons aussi des œuvres moins pures, celles qui ne veulent pas séparer ce qu’on appelle l’art et notre vie quotidienne, celles qui ne veulent pas isoler le champ artistique et qui préfèrent provoquer des rencontres bouleversantes. Ces œuvres moins pures se mélangent à des récits, à des fantasmes. Elles croisent des animaux, des corps marqués ou maquillés, des livres, des cuisines, des tissus et vêtements. Elles évoquent davantage Leiris qu’Althusser, davantage le poétique que le théorique. Elles nous aident à ne pas oublier des choses simples: notre mort, nos deux yeux, les nuages qui passent, les petits pâtés chers à Charles Fourier, la mousse sur une pierre, une femme aimée…


Apologie du pluriel

Cheminant dans l’impur et le bariolé, cette esthétique modeste doit se méfier des généralisations, des grandes formules, des unifications. Chacune de ses rencontres avec les œuvres lui apparaît comme un événement particulier, heureusement imprévisible, comme un surgissement de sensations multiples et diversifiées. Sans trop se soucier des étymologies, l’esthétique retrouve ici la sienne. Elle est du côté des aisthésis, du côté des sensations, du côté des organes des sens, du côté de la peau et des plaisirs. Et toujours fidèle à cette étymologie, elle ne prétend pas établir une coupure entre sensations, sentiments, idées. Tout est mêlé dans la rencontre: l’excitation, l’amour, le désir de savoir, celui de toucher, celui de maintenir une distance qui permet le regard.
L’esthétique a donc ici affaire avec une multiplicité de singularités, avec une pluralité d’exceptions. Elle ne se pose pas le problème du beau, ni celui de l’art. À vrai dire, elle se méfie de ces termes nobles, plus souvent utilisés par les ministres que par les artistes. Comme l’écrit Jean Dubuffet: «Vous savez, ces petits dieux des contes de fées qui s’anéantissent dès que l’on prononce leur nom… et si l’art était comme eux1.»

Avec acharnement, à longueur de nuits et de journées, certains philosophes, certains professionnels de la culture se demandent ce qu’est l’art, ce qu’il n’est pas, quelles sont ses frontières, comment l’organiser, comment interdire son territoire à ceux qui ne seraient pas dignes d’y entrer, comment y établir des ordres et des hiérarchies. Il y a (et l’on est triste pour eux, on les plaint) des esthéticiens-définisseurs, des esthéticiens-flics, des esthéticiens-douaniers (qui veillent aux frontières de ce qu’ils nomment art), des esthéticiens-officiers (qui donnent des médailles). À peine plus gais, à peine plus heureux, il y a aussi les esthéticiens-rebelles, qui se battent contre les précédents, qui veulent élargir la définition du beau (et qui continuent donc à définir, à classer), qui veulent modifier les hiérarchies instituées, sans les supprimer. Tous ceux-là, sans doute, les officiels et les rebelles, parlent de l’art pour éviter les œuvres. Ils fuient à la fois le pluriel et la singularité.
On peut partir ici (un peu bêtement) d’un proverbe, souvent cité dans nos écoles. Notre éducation (dans ce qu’elle a, peut-être, de pire) nous enseigne à oublier le détail au profit de la totalité, à refouler l’individuel au profit du général. On nous répète qu’il faut nous méfier des arbres qui cachent la forêt. Et l’on nous amène à avoir honte des sensations que peut provoquer tel aulne planté il y a cinquante-trois ans par le grand-père d’un voisin, abrité des vents, et dont les feuilles jouent avec les nuages, aujourd’hui, vingt juillet mil neuf cent soixante-dix-huit, à dix-sept heures quinze. Trop souvent nous vivons dans un monde où le mot forêt sert à nous cacher la présence de chaque merisier, de chaque tremble.
L’école nous avait appris à nous concentrer, à nous tendre, à préférer les notions aux sensations, les concepts à la riche multiplicité des choses. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de cette éducation. Nous ne serons jamais assez dispersés, assez nonchalants. Nous serons toujours trop tendus, trop raides. Nous en ferons toujours trop et nous oublierons de sentir, de jouir. Nous voudrons toujours trouver le plus global, «l’essentiel», sans d’ailleurs savoir s’il y a un essentiel. Pourtant la multiplicité diversifiée des tableaux, des sculptures peut nous aider à devenir moins raides, à nous éparpiller joyeusement. Parfois même, un seul tableau peut nous apprendre la dispersion, l’errance souple. C’est le cas, par exemple, des œuvres de Bruegel: La Chute d’Icare (1558), Jeux d’enfants (1560) ou La Montée au Calvaire (1564). Dans La Chute d’Icare, le titre nous incite à une longue promenade à travers le tableau, avant d’apercevoir, minuscules, un peu à droite, en bas, les jambes nues de quelqu’un qui se noie, tandis que des bateaux, des paysans, des moutons, des oiseaux, des rochers, des édifices s’éparpillent en un monde apparemment indifférent à la catastrophe. Dans La Montée au Calvaire, la figuration du Christ écrasé sous sa croix, vêtu de gris, situé à une assez grande distance du premier plan, ne constitue qu’un des exemples (l’un des plus discrets) de la violence disséminée dans la totalité de l’œuvre. Jeux d’enfants se présente d’emblée comme une apologie du pluriel. Aucun jeu n’est plus important qu’un autre. Aucun n’occupe le centre de la scène. Ou plutôt il n’y a pas de scène, mais un lieu, endroit indéfini, sans héros, ni centre, ni premier plan, où grouillent et s’agitent des individus le plus souvent indifférents les uns aux autres. Jeux d’enfants de Bruegel se refuse à l’interprétation, et même à la description. Il invite à accomplir cet acte (trop méprisé dans notre culture), cet acte à la gloire du pluriel: énumérer. Peut-être trouverait-on la meilleure façon d’évoquer le tableau de Bruegel en relisant la très longue énumération (sans explications) des jeux de Gargantua par Rabelais: «Là jouait: au flux, à la prime, à la vole, à la pille, à la triomphe, […], à qui a si parle, à pille, nade, jocque, fore, à mariage, au gai, à l’opinion, à qui fait l’un fait l’autre, à la séquence, aux luettes, […] aux martres, aux pingres, à la bille, au savetier, au hibou, […], à déferrer l’âne, à laiau tru, […], à la grue, à taille coup, aux nasardes, aux alouettes, aux chiquenaudes1.» Chez Rabelais comme chez Bruegel, il y a un plaisir de l’énumération, un goût de l’inventaire non hiérarchisé, une joie du pluriel diversifié. Opposée à la passion du rare, aux pratiques de sélection, l’énumération (par Bruegel, par Rabelais) fait peut-être partie de la culture populaire refoulée, refusée par notre société: de la culture populaire, carnavalesque, dont Mikhaïl Bakhtine2 a montré d’autres traces dans l’œuvre de Rabelais… Aujourd’hui, les dessins de Gianfranco Baruchello, ceux de Jan Voss nous aident (d’une autre façon que les peintures de Bruegel) à nous égailler, à jouer au pluriel. Des tableaux de Baruchello, Marcel Duchamp disait qu’il fallait les regarder de très près pendant au moins une heure. Ici, Duchamp nous conseille de nous vouloir myopes, de nous égarer dans la dispersion des détails, de préférer aux vastes synthèses la multiplicité des éléments. Un texte de Raymond Roussel, La Vue, constitue lui aussi un exercice pour devenir plus myopes, pour découvrir un plaisant chaos de fragments là où le regard triste et rapide (auquel on nous a habitués) ne veut percevoir qu’une totalité morne.


Textes de la courte vue et du souffle court

Écrits entre 1968 et 1978, disséminés d’abord dans divers journaux et revues (Chroniques de l’art vivant, Revue d’esthétique, Critique, L’Arc, L’Herne, Silex, La Quinzaine littéraire, Traverses, Encyclopædia Universalis, XXe siècle, etc.), les textes qui constituent le présent 10/18 sont eux-mêmes en général des textes en miettes. Chacun d’eux (sans que je l’aie toujours désiré) est un kaléidoscope de fragments. Chacun, sans doute, peut être pensé en rapport avec mon corps et ses faiblesses: en rapport avec ma myopie et avec mon asthme.
Notre culture privilégie presque toujours les saisies générales, la presbytie, le long souffle des discours éloquents. Ces saisies générales, ces textes abondants et bien construits, il ne s’agit pas de les condamner, ni même de refuser les plaisirs qu’ils peuvent donner. Mais entre deux symphonies, il y a place peut-être pour les petites mélodies morcelées d’un flutiau essoufflé, timide.

Juillet 1978.





Contrepoint n° 1


Événements de 1906

E. Périchot, de Pailles, près de Saint-Maixent, avait chez lui Mme Lemartrier. E. Dupuis vint l’y chercher. Eux le tuèrent. L’amour.

Sous des prétextes (son honneur), le colon Remania, de Guelma, a tué de cinq coups de couteau sa femme.

Des discours, et la danse et les chants de cinquante adolescentes ont inauguré, à Neuilly, une statue d’Alfred de Musset.

L’Association des Lyonnais offrait hier un banquet à quelques peintres des Salons et au préfet de police.

MM. Deshumeurs, de La Ferté-sous-Jouarre, et Fontaine, de Nancy, se sont tués en tombant l’un d’un camion, l’autre d’une fenêtre.

Déjà huit suicides à Montpont-en-Bresse en quelques mois. Cette fois, c’est le septuagénaire Lacroix qui s’est pendu.

Parce qu’il préfère le drapeau blanc, M. Loas, maire de Plouézec, en avait lacéré un tricolore et on l’a révoqué.

Un quinquagénaire inconnu, énorme et gonflé encore par un mois dans l’eau, a été repêché à La Frette par M. Duquesne1.

Nouvelles publiées dans Le Matin, 1906,
écrites par Félix Fénéon.
SEPT PETITES VUES SUR LA VUE








Petite vue n° 1 : la prothèse

Le poème La Vue1 décrit longuement «la vue enchâssée au fond du porte-plume», minuscule photographie «mise dans une boule de verre». Ce que Roussel propose d’abord dans cette infinie description: un usage «contre-culture» de l’outil d’écriture. Alors même que pour écrire le porte-plume doit être tenu à peu près verticalement et que les doigts font mouvoir l’instrument de gauche à droite, avec de petites variations de bas en haut pour former les lettres, ici c’est le contraire qui est désiré. Pour voir la vue, pour l’explorer et la décrire minutieusement, l’œil a besoin d’une immobilité du porte-plume. Pour que l’horizon de la vue corresponde avec l’horizon du voyeur, pour que le paysage photographié soit bien en place, le porte-plume doit être déplacé de telle manière que l’écriture soit impossible.
«Je tiens le porte-plume assez horizontal. Avec trois doigts par son armature de métal.»
Regarder la vue, c’est donc s’interdire d’écrire, au moins pendant que l’on voit. L’écrivain est ici le contraire du peintre et surtout du photographe, dont les regards se continuent immédiatement en enregistrements. L’écrivain doit attendre pour décrire. Le texte de Roussel met en scène ce que Jacques Derrida explicitera. La description constitue un retard par rapport à la vision de la vue. Celui qui, l’œil gauche fermé, tient avec trois doigts un porte-plume à peu près à l’horizontale, celui-là ne peut pas en même temps écrire. Pour lui, la vue représente un dedans, un intérieur. Elle est le dedans de l’outil à écrire; elle est enchâssée. Elle est également le dedans du texte qui reste texte futur tant que le voyeur la regarde. Interne à l’écriture de plusieurs façons, elle devient, par cette intériorité même, un des obstacles à l’acte d’écrire. Elle doit fasciner pour donner le désir d’en maintenir une trace. Mais une trop longue fascination par la vue immobilise l’œil et paralyse la main; elle suspend l’écriture comme mouvement.
Simultanément, cette intériorité de la vue s’oppose efficacement à une autre intériorité, celle des «états d’âmes ». Parce qu’elle est un dedans (dedans d’un objet, dedans d’un texte), elle occupe une place que pourrait revendiquer une intériorité psychologique. Par rapport au corps du voyeur, elle reste un dehors, mais saisi de si près que ce dehors cesse presque d’en être un. Une proximité extrême transforme le porte-plume (devenu porte-vue) en une sorte d’étrange prothèse: ce «porte-plume / Contre lequel mon œil bien ouvert est collé / À très peu de distance, à peine reculé.»


Petite vue n° 2 : un œil en moins

En exergue à son livre Un œil en trop1, André Green cite Hölderlin: «Le roi Œdipe a un œil en trop, peut-être. » Et cet œil en trop se lie à la douleur et la connaissance de la douleur. Il ne s’agit pas ici d’interroger les rapports qui peuvent exister entre Roussel et le roi Œdipe. Il convient simplement de remarquer que le voyeur de la vue se sent, lui aussi, un œil en trop. Non pas un hypothétique troisième œil, mais plus banalement son œil gauche.
Qui s’occupe des textes de Raymond Roussel rencontre constamment les jeux de la dualité: jumelles, doubles, sosies, duumvirats, reflets, etc. Dans La Vue, la dualité apparaît d’abord comme une incommodité. Le deuxième œil (le gauche) pourrait, s’il était ouvert, distraire l’attention, égarer le regard. Il mettrait en concurrence le paysage dont la photographie est enchâssée dans le porte-plume et l’environnement actuel. Or le voyeur veut oublier ce qui l’entoure. Il recherche les effets d’un œil en moins, d’un œil dont la fonction est momentanément abolie et dont l’aspect se différencie alors de celui de l’œil droit, ouvert: « Mon œil gauche fermé complètement m’empêche / De me préoccuper ailleurs, d’être distrait / Par un autre spectacle ou par un autre attrait / Survenant au-dehors et vus par la fenêtre / Entrouverte devant moi.»
La description de la vue a donc pour condition de possibilité une dualité abolie: un œil en moins. Grâce à cette abolition, de nouvelles dualités surgissent. En tant que photographie, la vue renvoie à un double: le paysage absent dont elle est la reproduction. À son tour, le texte descriptif vient redoubler (d’une certaine manière) cette reproduction. Et à l’intérieur même du texte, des redoublements sont décrits. Parfois les toutes petites différences entre les doubles sont notées: «Son sourcil gauche n’est pas pareil / Au droit; il est plus noir, plus important, plus dense.» Il arrive aussi que, dans une dualité, la différence sexuelle devienne presque une petite différence: «Deux enfants, diables et bruyants, fille et garçon / Luttent en faisant tous leurs efforts face à face.» Ou bien la répétition du même est décrite, avec une complaisance fascinée: «Deux jeunes filles très droites, se tenant bien / Dont on voit les dos plats, longs, sans connaître rien / De leurs figures, ont les deux robes pareilles, / Et chacune a les deux mêmes boucles d’oreille»; «Deux hommes à son bord ont la même rayure / Très large, épaisse, blanche et noire à leur maillot.» Parfois encore le texte souligne une identité qu’habituellement on admet sans la remarquer: «ses coudes tous deux semblables.»
Discrètement, le texte suggère encore des dualités plus complexes. Certains passages du texte qui décrit la vue enchâssée entrent en parallèle avec la description du porte-plume lui-même. Des éléments de la vue renvoient, sans insistance, à ce qui permet de la voir. Il y a d’abord les taches. Raymond Roussel parle du «porte-plume blanc / Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang». Et, à l’intérieur du paysage de la vue, quelqu’un tient un livre «abîmé, / Usé; des taches d’encre éteintes, anciennes / Sèment de toutes parts, petites et moyennes / L’épais ensemble des pages». D’autre part, le porte-plume, comme instrument optique, permet de percevoir, à l’intérieur de la vue, d’autres instruments optiques. Parmi bien d’autres personnages de la photographie, un enfant «se montre jusqu’à mi-corps»; «On ne voit pas ses yeux / Car il regarde dans une grosse lorgnette.» Dans la vue, le regard d’un autre individu est dissimulé par l’appareil qui lui permet de voir: «Ses lunettes sont très faiblement supportées / Par son nez écrasé, plat; elles sont teintées / Et leurs deux verres sont bombés; un grand reflet / Étend sur leur surface un flamboiement complet, / Grâce auquel le regard est nul, inaccessible.» Tout se passe comme si, pour bien voir, les yeux ne devaient pas être vus. Celui qui regarde dans le porte-plume a un œil fermé et l’autre collé au porte-plume. Le voyeur au nez plat se définit comme un «regard nul». Pour les autres, il a deux yeux en moins.


Petite vue n° 3 : les yeux sur la corniche

Dans La Trépidation, Robert de Montesquiou1 fait parler Raymond Roussel (à qui il donne le nom d’Edmond Russel). Peu importe au fond que Roussel ait effectivement raconté cette anecdote, ou qu’elle s’impose faussement à R. de Montesquiou: Roussel est nécessairement celui qui parle d’œil. Donc Roussel, dans le roman La Trépidation, évoque « … une jeune femme que les revers de fortune contraignaient de donner des leçons à un aveugle un peu plus âgé. Je ne sais ce qu’elle lui apprenait, mais je crois savoir ce qu’il aurait voulu lui enseigner, lorsqu’il s’approchait un peu trop près d’elle, au cours d’une démonstration. Comme elle était vertueuse, et qu’il était sans audace, elle feignait de ne pas comprendre, mais ne pouvait s’empêcher de souffrir, sous le regard fixe des deux yeux de verre de son élève, lequel les avait, avant la leçon, déposés sur une corniche, et qui paraissaient blâmer cette institutrice-Lucrèce de se refuser à donner un semblant de lumière, en accordant un peu de bonheur». Ici la présence/absence des yeux fonctionne par rapport à un désir érotique écarté, par rapport également à une situation pédagogique ambiguë. On verra aussi dans les yeux de verre des boules de verre. Ils constituent peut-être des versions grossies de la petite «boule de verre» enchâssée dans le porte-plume et qui contient la «très fine photographie».
Roussel serait peut-être l’un de ceux qui lient la géométrie et les organes du corps, qui nous oblige à penser en même temps l’œil et la sphère. Une telle position se rencontre hors des textes de Roussel. Actuellement, par exemple, en 1976, au Bout des Bordes, à Cérisols (Ariège), Jean-Luc Parant se définit comme «fabricant de boules et de textes sur les yeux». Pour lui aussi1, modeler des boules et écrire sur les yeux constituent des gestes voisins.


Petite vue n° 4 : une autre histoire de l’œil

Certains rêveront sur le beau titre que Georges Bataille a donné à un récit bouleversant: L’Histoire de l’œil. Ils verront dans La Vue une autre histoire de l’œil. Ils nommeront Roussel historiographe du regard, chroniqueur du globe oculaire, explorateur et reporter d’un univers optique. Ils constateront avec plaisir que le poème d’abord parut dans un journal: reportage rimé, accumulation d’événements que les journaux le plus souvent ne notent pas: «Deux hommes causent»; l’ombrelle «est couchée / Sur les genoux de la dame et ne tombe pas»; «Un jeune couple / Examine la mer»; «Une vague déferle»; «En l’air un cerf-volant marche à souhait»…


Petite vue n° 5 : l’œil dispersé

Celui qui regarde dans l’œilleton du porte-plume garde l’œil gauche fermé. Cet œil en quelque sorte se repose, s’économise. Ce repos de l’œil gauche a pour fin d’accroître l’activité de l’œil droit. Mais cette activité a elle-même un caractère paradoxal. L’œil droit semble se concentrer. Il se colle contre le porte-plume. Il se fixe sur un point, sur «une boule de verre / petite» et rapprochée. Mais très vite la lente, méticuleuse description montre l’œil qui s’égare, se disperse, s’écartèle aux quatre coins de la photographie. Le regard parcourt un monde immense contenu en une boule minuscule. «Au loin», «Plus loin et plus à droite», «À la gauche du groupe», «À l’arrière», «Dans les airs», «Sur la plage», «À gauche, un peu loin de la mer», «Devant eux, plus à gauche», «Plus haut», «Plus loin», «Encore assez près d’eux», «Derrière le rocher», «Complètement à gauche et dans l’intérieur / Des terres», «Plus haut», «À leur gauche», «Plus près», «En face, du côté gauche de la jetée», etc.: chaque élément de la description est ainsi localisé. Il est difficile, sinon impossible de constituer une totalité à partir d’éléments qui de façon complexe se situent les uns par rapport aux autres. La Vue apparaît comme une encyclopédie dont l’ordre se serait perdu, comme l’énumération d’objets minimes, insignifiants, éparpillés. Parfois le poème tente de localiser cette dissémination, de définir une zone de dispersion. Il essaie de circonscrire la débandade: «Partout, dans tous les sens, des bateaux sont épars sur la mer.» Mais l’éparpillement n’épargne pas la terre. Tout va dans tous les sens: rien n’a aucun sens. Un grand inventaire décousu étale devant l’œil droit du voyeur la multiplicité des objets, les aspects variés de la terre, des eaux, du ciel, la diversité des âges, des conditions socio-économiques, la différence entre les sexes. Il y a dans La Vue, également, un petit bestiaire: mouettes (l’une «modeste en son essor», une autre «plus délurée»), «caniche de taille moyenne; il frise, / Quoique ses poils épais soient collés et mouillés», chevaux aux «fortes crinières». Certains y rencontreraient aussi un étrange discours de la mode, qui se plaît autant aux élégances qu’aux négligences: «À sa taille s’entoure une vieille ceinture / Molle»; «À chaque jambe ainsi l’étoffe s’enfle et forme / Un bourrelet compact, irrégulier, énorme, / Exhibant au-dehors le sens intérieur / De l’épais tissu1.» Mais aussi: «L’étoffe est à la fois soyeuse et chatoyante; Sa jupe a dans le bas trois ou quatre volants / Peu froncés, ne sortant guère, plutôt collants.»
Bien d’autres informations pourraient être rassemblées. Leur utilité est plus que douteuse. Sans compter, la description se dépense, multiplie ses excès. Celui qui voudrait écrire un oiseux Traité du cheveu et du poil trouverait dans La Vue de multiples exemples: «Sur sa joue / Descend un favori peu fourni, court, étroit, / Qui semble drôle, sans raison d’être, tout droit»; «La mèche est d’une fort belle dimension; / Elle ondule, elle a des reflets, elle est épaisse»; «Sa barbe large / Est taillée avec un soin extrême et très bien, / Impeccable sur les trois côtés, n’ayant rien qui dépasse»; etc. On se souvient aussi d’un sourcil gauche plus dense que le sourcil droit, et des poils collés et mouillés d’un caniche.
Ainsi se construit un monde et l’on peut voir (comme le fait Raymond Queneau) en Roussel un démiurge déviant: «Car R. Roussel crée des mondes avec une puissance, une originalité, une verve dont jusqu’ici Dieu le père croyait détenir l’exclusivité1.»
Catalogue disparate, La Vue occupe soixante-quatre pages, dont chacune contient environ trente-quatre alexandrins. Les détails diversifiés se multiplient. Avec un œil en moins, le voyeur du porte-plume ne cesse de percevoir des choses en plus. Il y en a trop. Le vertige naît d’une excessive richesse. De ce point de vue, il est possible de comparer La Vue à l’énorme projet (non réalisé) d’un gigantesque caveau funéraire, à la roulotte automobile de neuf mètres de longueur (que Roussel fait construire en 1925), aux repas de seize à vingt-deux services qui étaient, paraît-il, servis à Roussel, tous les jours, de 12 h 30 à 17 h 30. La Vue pourrait peut-être être considérée comme une excessive consommation de perceptions, comme un énorme tombeau de mots, comme le monstrueux instrument d’explorations égarées. Certains lecteurs ressentiront un ennui devant la longueur immodérée du poème. Ils doivent peut-être penser à ce texte oriental, cité par le musicien John Cage2 : «Si quelque chose ennuie au bout de deux minutes, essayer quatre. Si l’ennui persiste, essayer huit, seize, trente-deux, et ainsi de suite. On finit par découvrir qu’il n’y avait pas ennui du tout, mais vif intérêt.»
Tel serait peut-être le mode de fonctionnement de l’œil dispersé. L’excès constituerait un mode de défense contre l’ennui. Il faudrait combattre toute «juste mesure».


Petite vue n° 6 : l’inventaire des brouillards

L’œil dispersé parvient souvent à des précisions folles. On le sait. Dans l’immense paysage qui se perçoit dans la très fine photographie, l’œil peut isoler un Chinois sculpté sur une canne. Puis il étudie la minuscule tête de ce Chinois sculpté: « Le regard est bridé; / Des deux côtés le coin des paupières se tire.»
En même temps, l’œil égaré ne cesse de rencontrer des lieux d’imprécision. La Vue affirme, entre autres choses, le mélange du précis et du flou. Le poème est aussi un inventaire des brouillards, un dénombrement des fumées. Le regard par endroits est brouillé. On n’en donnera ici que peu d’exemples: «Un yacht lance un panache / De fumée assez long et noirâtre qui cache / Une autre barque»; «Le voile de douceur / Du brouillard enfumé.» Ou encore: «Leur silhouette double / Est nuageuse, sans fini, confuse et trouble avec certains contours escamotés.» Brouillards, fumées, écumes: la description du visible n’est pas toujours description du clair et du distinct. Elle peut être description exacte du flou, de l’indistinct, du voilé.


Petite vue n° 7 : la lumière abolie et souveraine

Lorsque l’œil se promène dans la vue, l’exploration de l’espace est en droit infinie. Elle peut errer de détail en détail, rencontrer les zones vagues et les terrains définis. Seul peut l’arrêter le changement de la lumière extérieure au porte-plume. Quand le ciel s’assombrit, quand la transparence de la boule de verre s’abolit, tout spectacle interne au porte-plume disparaît. Le poème s’arrête lorsque «l’éclat / Décroît au fond du verre».
Le monde extérieur au porte-plume (c’est-à-dire l’environnement du voyeur) joue donc deux fonctions dans le poème. Il est d’abord un spectacle qu’il faut éviter de voir. D’où la fermeture de l’œil gauche. Mais, comme source lumineuse, il est condition de possibilité pour la perception de la vue… Il convient de réfléchir sur l’étrange manière qu’a ici Roussel d’isoler la lumière des autres phénomènes du monde où il se meut. Les soixante-quatre pages de La Vue sont peut-être organisées selon un désir unique: faire surgir la lumière comme nécessité, la montrer comme efficacité absolue. Comme souveraineté. Au moment où la lumière qui éclaire le verre s’affaiblit, au moment de son abolition relative, elle révèle sa discrète toute-puissance. Pour manifester son prestige, elle doit provisoirement s’éteindre. Elle n’est vraiment reconnue qu’au cours de son effacement momentané.

1976.
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Le visible, c’est ici – entre autres choses – une ville miniaturisée, des alphabets « forestiers » ou « architecturaux », des sucres sculptés, une fête foraine, un rideau dans un tableau de Bonnard, la couleur grise, le corps tatoué d’une lady, des nourritures figurées par Claes Oldenburg, l’horizontale dans un dessin de Steinberg, les merveilleux nuages, un livre qui s’efface dès que vous l’ouvrez, un tableau de Fernand Léger, un autre de Jean Dubuffet. Le visible donne à penser sur la nourriture, sur le vêtement, sur le voile et le dévoilement, sur la force du faible, sur le refus de l’emphase, sur l’énergie du timide, sur l’immense et le minuscule.

Philosophe, critique d’art, professeur émérite à la Sorbonne, Gilbert Lascault a publié une trentaine d’ouvrages, parmi lesquels Le Monstre dans l’art occidental. Peinture, danse et littérature l’ont conduit naturellement vers Max Ernst, Robert Malaval, Christian Boltanski, Daniel Larrieu et Italo Calvino.

Revue de presse